' «Antonio Delfino», navire de 152,3 mètres de long et jaugeant 13 589 tonneaux fut construit en 1921 à Hambourg et reliait ce port au Rio de la Plata ; il pouvait transporter 184 passagers en première classe, 334 en deuxième classe et 1368 en troisième classe, à une vitesse de 13 noeuds.
Le 16 mars 1922, il leva l'ancre du port de Hambourg pour entreprendre
son voyage inaugural ; le 21 mars, appareillant de Vigo (Espagne) où il avait
fait escale, le Commandant Johannes Kröger et Richard Krogmann, au nom des
passagers, envoyèrent le télégramme suivant à Don Antonio Delfino, agent
maritime de Buenos Aires, dont le transatlantique portait le nom : "L'
Antonio Delfino fait honneur à votre nom. Superbe navire. Tous les passagers
vous saluent". Le télégramme arriva dans les bureaux de la compagnie
le 22 mars, trois heures après le décès du destinataire. Prenant connaissance
de la nouvelle en haute mer, ils répondirent : "Douloureusement surpris
par le décès de leur digne chef, les passagers, le capitaine, les officiers et
l'équipage du vapeur, dont le nom perpétuera la mémoire, vous expriment leurs
condoléances émues. Commandant
Kröger".
De 1922 à 1932 le bateau porta les couleurs de la « Hamburg Sud
American Line », avant d'être loué durant deux années à la "North
American Lloyd » et rebaptisé
« Sierra Nevada ».
En 1934 il reprit son nom d'origine et continua ses rotations jusqu'en
1940. Pendant la guerre, la marine allemande l’utilisa pour loger du personnel dans
le port de Kiel. En 1943, il fut transféré à Gdynia, près de Gdansk en Pologne
où il servit comme navire amiral des commandants des sous-marins.
En 1945, il parvint à évacuer 20500 réfugiés des territoires de l’est
de l’Allemagne vers l’ouest, malgré la menace de la marine soviétique. Saisi
par les Britanniques à Copenhague en Mai 1945, il fut affecté au transport de
troupes avant d’être attribué à la compagnie britannique «Anchor Line »
sous le nom d' « Empire Halladale ». Il fut finalement désarmé en
1955, pour être démoli à Dalmuir en Ecosse.
Carlos Gardel, qui avait
été engagé par l' impresario « Paco » Delgado pour se produire à
Madrid, voyagea à bord de ce navire en 1923. Il se rendit ensuite à Toulouse,
où se trouvait sa mère.
José Razzano, qui l'accompagnait en duo, remémorera des années plus
tard les attentes des deux jeunes artistes lors de ce premier voyage en Europe
: non seulement sur le côté artistique, mais encore que Gardel, qui était né en France, allait là-bas
non comme celui qui revient vers sa patrie, mais comme celui qui, par saine
curiosité, retourne plusieurs années plus tard pour rechercher dans un lieu
précis l'aimable vestige qui ravive le souvenir le plus profond gravé au fond
de son cerveau d'enfant , avec des détails de jeux et des couleurs de nostalgie.
Gardel et Razzano
embarquèrent le jeudi 15 novembre 1923 à 10 heures, au Bassin Nord du port de
Buenos Aires accompagnés par les guitaristes José Ricardo et Guillermo
Barbieri, leur maître de chant Eduardo Bonnessi, leur valet Mariano Alcalde et
Luis Gaspar Pierotti qui était leur manager en Europe. On n'a pas de trace de
photos, ni d'articles de presse détaillant ce matin là, mais Isabel del Valle
(fiancée "officielle" de Gardel) se souvenait être allée saluer
Gardel sur le quai, probablement en compagnie de l'épouse de Razzano et des
proches des autres voyageurs dont on n'a pas conservé de témoignages. Par
contre, nous avons sorti de l'oubli un feuillet imprimé
de 34 pages détaillant la liste des passagers, le règlement de bord,
l'itinéraire du navire, la composition de l'équipage et des informations
concernant la Compagnie de Navigation qui furent de grande utilité pour
l'élaboration de ce travail.
Bien que figurant sur la liste des passagers ayant embarqué à Buenos
Aires, les membres de la compagnie théâtrale dirigée par Mathilde Rivera et
Enrique De Rosas [1]
montèrent à bord lors de l'escale réalisée le jour même à Montevidéo. Il en fut
de même pour le journaliste Venancio Serano Clavero,
qui aurait connu Gardel et Razzano vers 1917 et qui dans ses Chroniques du
bord, envoyées au journal "El Diario Español" dont il était le
correspondant écrivit :
" Sur le pont je ne trouve aucune figure connue, détail qui
apporte un nouveau malaise à mon esprit. Plus triste que la solitude de deux
personnes, c'est celle d'une seule au milieu de mille autres.
Par chance, la Providence veille sur les pèlerins. Alors que je me
sens plus seul que jamais, je contemple cette eau sale où vogue tranquilement
l' "Antonio Delfino" ... une main se pose sur mon épaule en même
temps qu'une voix réconfortante s'exclame dans mon dos : "salut,
poète!"
C'est une personne que je ne pouvais pas imaginer : Le chanteur "criollo" populaire
Razzano, avec son partenaire Gardel, deux jeunes bien éduqués et joyeux qui, la
guitare à la main on su élever la modestie du chant de la pampa à la catégorie
d'un art d'élite et victorieux"
Après quelques jours de navigation, je suis présenté à trois
éminents argentins qui vont en Europe en
mission d'études : Il s'agit des Docteurs Enrique Ruiz Guiñazú [2], Eduardo V. Mariño et Enrique
Finochietto, trois personnes qui honorent le pavillon universitaire de
l'Argentine..."
Avant d'entreprendre la traversée de l'Atlantique, le bateau fit
deux escales au Brésil : Le lundi 19 novembre, après 3 jours et 23 heures de
voyage, il arriva à Santos où débarquèrent 48 passagers, et où le Commandant
Johannes Kröger déclara que le navire jaugeait 7996 tonneaux et que l'équipage
se composait de 239 personnes.
Lors de l'escale du jour
suivant (mardi 20 novembre) à Rio de Janeiro, les passagers participèrent à une
excursion dont il subsiste une série de photographies prises à Praia do Leme.
Lors
d'une de ces escales brésiliennes -probablement la seconde- Gardel se lia
d'amitié avec Elsa Braga, comme le montre la lettre qu'elle lui envoya dix
années plus tard [3] :
São Paulo, le 24 novembre 1933
Carlos:
Il n'est jamais trop tard lorsqu'on se souvient... Antonio Delfino, un voyage enchanteur. 1923, Hôtel à Paris, le coin des rues Sarmiento et Florida, 1925… La petite brésilienne, le petit nez camus, ... Vous souvenez vous toujours de moi? je ne le crois pas.....Moi, je ne vous ai jamais oublié.
Il n'est jamais trop tard lorsqu'on se souvient... Antonio Delfino, un voyage enchanteur. 1923, Hôtel à Paris, le coin des rues Sarmiento et Florida, 1925… La petite brésilienne, le petit nez camus, ... Vous souvenez vous toujours de moi? je ne le crois pas.....Moi, je ne vous ai jamais oublié.
Félicitations pour votre succès dans le film "Espérame". Vous seriez très aimable de me répondre vite. Celle qui est toujours votre admiratrice. Elsita.
PS: Vous pouvez m'écrire à :
Rua Salvador Leme, 14. Sao Paulo, Brasil. Senhorita Elsa Braga
La lettre semble indiquer qu'ils ont
partagé au moins une part du voyage (de Buenos Aires au Brésil?), mais le nom
de cette femme ne figure pas sur la liste des passagers ce qui laisse penser
qu'ils ont lié connaissance lors d'une des escales.
"Aujourd'hui,
après tant d'années passées, je conserve encore, détail après détail , chacune
de toutes les nombreuses choses que nous fîmes pour nous divertir cette fois
là." - se
souvenait José Razzano conformément au
témoignage d' Eduardo Bonessi que voici
: " il (Gardel) rendait
quasiment fou le capitaine du navire, un allemand d'une énorme stature, en
faisant tout le temps allusion à ses larges pantalons. Gardel lui disait "
Que de beaux "leones" vous portez, Capitaine!". Le marin ne
comprenait pas cette plaisanterie, car "leones" signifie
"pantalons" en lunfardo, qui est l'argot de Buenos Aires.
Une de ces inoubliables farces consitait à violer le premier point
du règlement de bord, présenté en allemand, espagnol et portugais, qui
établissait l'horaire du petit déjeuner entre 7h30 et 9h30 et celui du dîner à
19h30, horaires tous deux impossibles à respecter par la "délégation
artistique".
Avec sa sympathie proverbiale, Gardel
formula au capitaine le désir de dîner au petit matin, tel que Razzano et lui
avaient l'habitude de le faire à Buenos Aires. Devant son insistance, le
Commandant Kröger décida d'être présent quand les jeunes chanteurs dévoreraient
leurs steak-frites à trois heures du matin pour être certain qu'il ne
s'agissait pas d'une blague. Logiquement, les deux compères ont dû verser au
personnel de cuisine et aux serveurs de substanciels pourboires pour les faire
travailler en dehors de leurs horaires habituels.
Bien évidemment, ces dîners tardifs n'empêchaient pas d'autres repas -d'autant plus si l'on considère que Gardel n'avait pas l'habitude de déjeuner - ; Une lettre que Ricardo De Rosas -le frère d'Enrique- aurait envoyée au journaliste Chas de Cruz mentionne l'anecdote suivante : Gardel prenait de l'embonpoint et quelqu'un lui conseilla comme moyen de perdre du poids de se limiter lors des repas et de marcher pendant deux heures après le déjeuner et autant après le dîner... Et moi, qui pesait alors 55 kilos, je fus choisi par Gardel pour l'accompagner dans ses promenades circulaires sur le large pont du navire.... Ces marches (où j' étais tout essoufflé à cause du train soutenu imprimé par Carlos) se terminaient par l'arrivée du serveur qui faisait un signe à mon compagnon de pénuries.... Gardel abandonnait la promenade en me disant :
- salut, maigrichon, je vais prendre une douche.
Chose curieuse... je ne perdais pas de poids parce que je n'avais pas
un seul gramme à perdre... et Carlitos se maintenait au même poids... ou
semblait même en prendre...Je n'en pouvais plus et c'est de force que le
chanteur me sortait de table pour faire le "marathon" du bateau...
Vers la fin du voyage il m'arriva d'aller voir Carlos peu de temps après
l'avoir quitté sur le pont.... Croyant qu'il était
dans la salle de bains, j'ouvris la porte sans frapper.... et quelle fut ma
surprise de voir mon ami assis devant une table généreusement garnie où trônait
une bonne bouteille de champagne frappé.
Gardel me
regarda, un peu surpris, mais il se ressaisit de suite... Son sens de l'humour,
son caractère jovial prirent le dessus, et sur un ton d'enfant pris en faute,
il me dit :
-Assieds
toi.... Prends une coupe de champagne.
je lui obéis et
me déchaînais en invectives :
- Et
moi qui trime pour toi... et toi qui mange ainsi... Il me semble que tu n'as pas bien compris le régime qu'on t'a stipulé....
Je crois que tu dois manger en premier et ensuite marcher.... et non pas manger
après avoir marché...
-Oui -me dit-il avec son sourire habituel-
mais aujourd'hui j'ai eu une mauvaise journée et tout va à l'envers.
Razzano se
souvenait aussi que Gardel, passé minuit
et une fois cessés les fêtes et les rires qui, à cause de nous, s'étaient
étendus à tout le bateau, équipage et passagers inclus, avait coutume de
s'appuyer au bastingage, de regarder fixement le sillon blanchâtre qui
s'ouvrait à la proue et de rester de
longues heures dans cette attitude statique.... Cette image renforce les
témoignages qui décrivent Gardel sur l'esplanade, le regard fixe dans
l'immensité du Rio de la Plata, nous montrant une personne pensive et profonde,
loin du jeune inconscient et écervelé que parfois on a l'habitude de brosser.
Le dimanche 25 novembre fut célébrée
la traditionnelle fête du passage de la ligne de l'équateur, où Gardel, de par sa grande
bouche et son appétit vorace fut baptisé
du surnom d "Alose" (nom d'un poisson de mer) et Razzano de
"Poisson-chat" pendant qu'on lançait à la mer des bouteilles
contenant des messages. Durant la fête,
Venancio Serrano Clavero fut victime d'une lésion accidentelle du poignet avec
un pronostic de faible gravité qui requérit l'attention des Docteurs Finochietto et Mariño.
Cette photo, prise pendant la célébration, confirme la présomption que le récit dans lequel Gardel habillé en gaucho
prépare le maté pour le Docteur Finochietto [4]
a dû avoir lieu en haute mer -et non à Madrid- car le chirurgien continua la
traversée en compagnie du Docteur Mariño jusqu'à Hambourg, où ils débarquèrent
le 9 décembre pour participer à un congrès médical.
Le jeudi 29 novembre, à la hauteur des îles Canaries, le Docteur
Finochietto invita ses amis : le Docteur Mariño, Rivera-De Rosas, Gardel et
Razzano, Serrano Clavero, María Esther Lerena, Luis Pierotti et Pancho Aranaz à
partager un repas servi dans sa cabine et on imprima sur le bateau le menu
suivant offert aux invités :
Perdrix à l'escabèche
Soupe Mock turtle (“immitation de la soupe de tortue”)
Saucisses grillées
de Nuremberg avec des oeufs au plat et pommes de terre
Steak avec salade
argentine
Glace au moka
Fromage – fruit
Cigares
En dépliant la carte, on trouvait une “poésie improvisée et récitée par le poète espagnol Serrano Clavero” intitulée “el soviet de los tragones” (le soviet
des gloutons), faisant une description humoristique de cette veillée :
Mon bon docteur Finochietto :
Le « soviet » éclaré
Te salue avec respect.
Il n'y a rien de plus
reconnaissant
Qu'un estomac bien rempli.
Dans ta belle cabine
Tu nous as donné à manger
Et c'est juste un hurra !
qui jaillit
Du profond de notre être
Qui est un être de … cachalot.
J'ai surpris chez De Rosas
Des regards furieux
Parce que le steak était petit.
Panchito, en avalant des
aliments,
Nia que « la vie est un rêve ».
J'ai vu le jeune Gardel
Avaler comme un lévrier
Quand c'était à portée de main
Pendant que Razzano appréciait
de le voir se délecter.
Et je vis Pierotti s'emparer
du programme culinaire,
En dévorant en silence ;
Que le devoir d'un impresario
Est, avant tout, d' avaler...
J'ai vu le docteur Mariño
Avaler sans répit ni peur,
Avec la sauce habituelle
En demandant finalement un "niño"*,
Un "niño" cuit à la broche...
En demandant finalement un "niño"*,
Un "niño" cuit à la broche...
Et moi en bon poète
Du pays de la peseta
J'ai avalé beaucoup et bien,
Et j'étais même sur le point
D'avaler la serviette.
Tous, nous te remercions
De cet acte de nutrition,
Et ainsi nous connaissons tous
Tes mérites, Nous t'offrons
Notre coeur amical.
De ces belles femmes
Il n'est pas nécessaire que tu expliques
Les impressions heureuses.
Bien qu'Enrique se mette en
colère
Ici, Elles sont les…
« roses ».
La fine fleur du bistouri
S'achemine dans ta main
À la recherche d'une nouvelle
gloire.
Que tu reviennes avec la
victoire!
Pour l'honneur de l'
Argentine !
Sur l' équateur, le 29 novembre 1923
* "Niño" signifie enfant, mais dans ce cas il s'agit certainement d'une allusion du fait que cette personne devait avoir un gros appétit
Photo de Venancio Serrano Clavero, au verso de laquelle il écrivit :
" Repas offert par le Dr. Finochietto le 29 Novembre à ses amis dans la grande cabine de luxe qui nous plut beaucoup.
|
Pendant ce voyage, Eduardo Bonessi joua à l'harmonium
un tango qu'il avait composé en 1912 mais qui n'avait pas eu de succès. Gardel,
attiré par la mélodie qui lui permettait de mettre en valeur ses qualités
vocales, demanda à Domingo Gallicchio, secrétaire de la compagnie théâtrale
Rivera-De Rosas, d'y ajouter des paroles. C'est ainsi que fut créé ce tango
avec des vers nés en haute mer, et bien qu'on ne rapporte aucun témoignage, il
fut testé et étrenné sur l'"Antonio Delfino" dans une ambiance de
camaraderie. Un peu plus tard, Gardel le
chanta à Madrid et l'enregistra sur disque en
1924 [10] et en 1930 [11]., En voici le texte :
De Flor en Flor (De Fleur en Fleur)
Cabecita loca, tu recuerdo me provoca.
Te ahogabas en mis brazos,
Quisiste libertad
Y en tu desvarío
Vuelas hoy a tu albedrío,
Brindándote a los hombres
Que luego se hartarán;
Rindiéndote a sus plantas
Te hará una de tantas
Tu ciego afán.
¡Ay, pobre mariposa,
Que vas de flor en flor,
Pudiéndote arrullar
En el nidito de mi amor!
Hoy que mi alma con pavor vislumbra
Hoy que mi alma con pavor vislumbra
La gran tragedia
De tu final,
En la misma llama que te alumbra
Tus pobres alas se habrán de quemar,
Y entonces abatida,
Oh cabecita loca,
Pretendes que la herida
La cierre con mi boca.
Yo te lo juro por los sueños fracasados,
Por mis tormentos, por mis noches de dolor,
Que en el espasmo de mis besos afiebrados
Yo dejaré sellados
Con bárbaro terror
Los pecadores labios tuyos, son helados
Por querer libar de flor en flor.
Por querer libar de flor en flor.
Petite tête folle, ton souvenir me nargue.
Tu t'étouffais dans mes bras,
Tu voulais la liberté
Et dans ton délire
Aujourd'hui tu voles à ta guise
En t'offrant aux hommes
Qui ensuite en auront marre;
En te dégageant de leurs semelles.
Ton désir aveugle
Fera de toi une parmi tant d'autres.
Oh, pauvre papillon,
Qui butine de fleur en fleur,
Pouvant se bercer
Dans le petit nid de mon
amour!
Aujourd'hui, mon âme entrevoit
avec effroi
La grande tragédie
De ton final,
De la même flamme qui t'allume
Tes pauvres ailes vont se
brûler
Et alors abattue,
Oh Petite tête folle
Tu fais comme si ma bouche
pouvait refermer la blessure.
Je te le jure par les rêves brisés,
Par mes tourments, mes nuits de douleur,
Que dans le spasme de mes baisers fiévreux
Je maintiendrai fermées
Avec une terreur énorme
Tes lèvres pêcheresses, gelées à présent
de vouloir butiner de fleur en fleur.
de vouloir butiner de fleur en fleur.
Isabel Del Valle reçut une lettre écrite à bord de l'"Antonio Delfino" qui hélas n'a pas été conservée, mais qui vraisemblablement fait partie, avec celles de Francisco Aranaz et de José Razzano (destinée à Armando Deferrari), d'un groupe de lettres écrites le 4 décembre au large des côtes de Lisbonne.
Aranaz écrit : « Cher "Gros" : Nous sommes en voyage. Nous sommes ancrés devant Lisbonne. Nous sommes en train [12] Nous nous divertissons bien avec plusieurs amis : le
célèbre médecin argentin Finochietto, le
docteur Mariño, Carlos Gardel, José Razzano et moi même. De leur part, un
affectueux salut de ton vieil ami qui
bien qu'éloigné ne t'oublie
pas." »
Quant à José Razzano, il commence ainsi : « Cher Armando : Nous sommes au mouillage
devant Lisbonne, tu ne peux pas t'imaginer les merveilles de ce voyage.
J'ai parlé avec Pancho [13] de toi, d' Alfredo [14] et
d' Ernesto [15] et
j'ai voulu t'écrire en cet instant. De Madrid, je t'écrirai davantage. Je
désire seulement qu'en recevant ces lignes, ta maman que tu adores, aille bien,
de même que ta famille, ton épouse et ton cher fils.… »
Comme prévu, tous débarquèrent le mercredi 5 décembre à Vigo, où les
attendait le Consul d'Argentine, Agustín Remón, qui
leur offrit un festin à base de poisson qui resta en mémoire du jeune serveur
(dont voici le récit racconté par un journaliste) :
- En ce temps là, je
travaillais comme commis de cuisine à la taverne du port. Je me souviens qu'une
nuit d'hiver, la taverne était quasi déserte. Don José, propriétaire de
l'établissement entra comme une fusée dans la cuisine en disant à son épouse :
- Vite! Des
messieurs américains, d'Argentine, sont arrivés et ils veulent manger dix plats
différents de poisson!
Son épouse le
regarda toute étonnée et demanda
-Dix plats?
Don José répondit :
Oui, dix plats. Va à
la cuisine et prépare des sardines, des crabes, des moules, des langoustines,
des bernacles, des coquilles saint jacques, des loups de mer, de la morue avec
des pommes de terre, du poulpe en sauce et du thon. Je crois qu'avec ça, ce
sera suffisant.
La femme commença à
travailler et Don José commenta :
-La personne assise
en face est le Consul d'Argentine.
La femme jeta un
oeil et dit :
-Don Agustin Remón.
Lui même en chair et
en os - continua Don José- Les messieurs qui l'accompagnent sont des chanteurs
argentins, l'un d'entre eux s'appelle Gardel et l'autre Razzano, ils viennent
pour se produire dans un théâtre de Madrid et ils ont choisi notre maison pour
dîner à l'occasion de la première soirée de leur séjour en Espagne.
L'orgueil commercial
de Don José était sans limites. j'épluchais des pommes de terre dans un coin et
j'écoutais en silence et c'est alors que le patron me regarda fixement et me
dit :
-Voyons, mon garçon,
arrête d'éplucher les pommes de terres, il y en a suffisament. Enlève ce
tablier et prend la veste neuve de Manuel. Je veux que tu mettes la table à ces
messieurs. Allez, dépêche toi, imbécile!
Je sortis en courant
pour obéir aux ordres. De commis de cuisine, c'était un honneur pour moi d'être
celui qui devait servir la table de personnes si importantes. Je mis la table
en silence, sans cesser de les observer, et bien entendu, j'écoutais attentivement
leurs conversations. Ils parlaient de Buenos Aires, la merveilleuse ville vers
laquelle presque tous les galiciens partaient et comme le disait ma grand mère
: "Ce doit être une bonne ville, car ce qui y vont oublient de
revenir..." Je sus de suite qui était Gardel, un garçon élégant et beau,
au teint assez brun et aux yeux vifs, grands et noirs. Il parlait toujours avec
le sourire aux lèvres, et répandait des flots de bon goût et de sympathie.
Les dix plats
défilèrent sur la table l'un après l'autre, arrosés par du Ribeiro (vin de
Galice) et accompagnés par du pain de Broa (pain traditionnel portugais fait
avec de la farine de maïs). Quand vint le moment de servir le café, je me
décidais à dire quelques mots :
-Ces messieurs
viennent de Buenos Aires pour chanter à Madrid?
Gardel me regarda en
souriant et acquieça dans un geste de sympathie.
-C'est ça, petit,
nous venons de Buenos Aires et si on nous y autorise, nous chanterons.
-Moi aussi, je sais
chanter, affirmai-je avec audace et aisance.
- Ça y est, la
concurrence arrive!....Et dis moi, petit, pourquoi ne chanterais tu pas un peu
pendant que nous prenons le café?
Hardi comme tout
jeune gamin, j'entonnai à tue-tête quelques strophes de chansons populaires de
Galice. Dans un coin de la salle le patron de la taverne me regardait d'un air
furieux. La fin de mon chant fut saluée par de chaleureux applaudissements.
Gardel étendit la main et me tapa sur l'épaule. j'avais remporté une bataille!
Revigoré, je pris des forces et leur dit :
-Et maintenant,
pourquoi ne chanteriez vous pas? J'aimerais bien savoir comment on fait à
Buenos Aires!
A ma demande ils ne
se firent pas prier, ils ouvrirent leurs étuis et accordèrent leurs guitares.
La taverne qui auparavent était quasiment vide commença à se remplir de monde,
et je me rappelle même que le gardien du port était aussi là, regardant partout
avec curiosité.
Le duo chanta
plusieurs chansons, et Gardel chanta aussi seul. Chaque interprétation fut
saluée par des applaudissements assourdissants. Les spectateurs occasionnels
commencèrent à commander du vin et le geste sévère de Don José laissa place à
un sourire en voyant que mon audace contribuait à augmenter les ventes. A un
certain moment, le Consul d'Argentine dit à Gardel :
-N'oublies pas,
Carlos, que vous partez demain de bonne heure pour Madrid.
-D'accord, Agustín.
On fait la dernière et on s'en va.
Et la dernière,
comme les précédentes fut couronnée par des applaudissements chaleureux et une
multitude d'approbations par la centaine de personnes environ qui entouraient
la table. En partant, Carlos Gardel voulut payer. Don José s'avança en disant
qu'il ne devait rien, que c'était un geste de la maison en hommage aux
chanteurs argentins. Gardel accepta sans discussion, mis la main dans sa poche
et m'offrit une poignée de pesetas en guise de pourboire. Le regard de Don José
fendit l'air, et m'obligea, à contre coeur, à la refuser.
Alors qu'ils
partaient, Gardel m'interpela depuis la porte :
-Prends, petit - en
m'offrant une serviette pliée- je l'emportais en souvenir.
Je courus à ses
côtés et en me remettant la serviette, il me dit à voix basse :
-Ouvre la serviette
avec précaution quand le patron ne te verra pas, et si tu y tiens achète toi
une guitare. Salut! et merci pour tout.
Quand je fus seul,
je dépliai soigneusement la serviette et mon étonnement fut grand en y trouvant
deux cents pesetas! Avec cet argent, j'achetais une guitare et une cornemuse.
Je ne suis jamais arrivé à apprendre la guitare, mais je sais au moins jouer de
la cornemuse.
--- C'est celle là
-dit il en montrant une petite cornemuse- et sans attendre, debout au milieu du
cercle, il commença à souffler et comme par magie les mélodies de 'Caminito',
'Un placer', 'Mano a mano', 'Desde el alma', 'La cumparsita' et d'autres succès
de la musique portègne remplirent l'air.
----
Pour notre chanteur ce fut aussi une nuit qu'il n'oublia
jamais. Si bien que même après des années passées, chaque fois qu'il mangeait
du poisson il avait coutume de dire à Razzano :
-Tu
te rappelles du banquet offert par Remón à Vigo?
Ana TURÓN
AZUL , abril 5 de 2018
Traduction : Georges GALOPA
SOURCES CONSULTÉES :
DEL GRECO, Orlando : Carlos Gardel y los autores de sus canciones.
Ed. Akian, 1990
FLORES MONTENEGRO, Rafael: Carlos Gardel. La Voz del Tango. Ed. Fabro, 2016
FLORES MONTENEGRO, Rafael: Carlos Gardel. La Voz del Tango. Ed. Fabro, 2016
GARCÍA JIMÉNEZ, Francisco : Vida de Carlos Gardel contada por José
Razzano. Ed. Latino Americana S.A. México, 1953
MORENA, Miguel Ángel : Historia Artística de Carlos Gardel.
Estudio Cronológico. Edición Definitiva. Ed. Corregidor, Bs. As., 2008
MUSEO DEL LIBRO « GARDEL Y SU TIEMPO » : Material de
Archivo.
PELUSO, Hamlet – VISCONTI, Eduardo. Gardel y la Prensa Después de su
Muerte. Ed. Corregidor, 2014
NOTES :
[1] Compagnie théâtrale comprenant Eugenia et Leonor Álvarez, Milagros
De la Vega, Adela Jiménez, Herminia Mancini, Carlota Rossi, Carmen Mendez,
Pancho Aranaz, Carlos Bellucci, Gerardo Blanco, Juan Echeverría, Mario
Fernández, Juan Jiménez, Ángel Marañón, Carlos Perelli, Ricardo Rossi et
Ernesto Ruiz entre autres.
[2] Le Dr. Ruiz Guiñazú voyageait en famille jusqu'à Rotterdam où ils ont débarqué le 8 décembre.
[3] Quand cette lettre fut écrite, Gardel se trouvait en Europe et ne retournera
plus en Argentine, mais cette lettre
faisait certainement partie des envois qu'Armando Delfino réalisait
périodiquement avec les nouvelles de Buenos Aires.
[4] Le Dr. Finochietto
mentiona que cela avait été "une des plus précieuses satisfactions" qu'il avait
reçues de sa vie, mais l'article fut publié par la revue "cantando" après
sa mort, ce qui rend compréhensible l'erreur d'interprétation de la part du
journaliste.
[7] Acteur à la longue carrière (il jouera auprès de Gardel en 1935 dans le film
"Tango Bar") et dont le nom véritable était Dionisio Russo.
[8] Son véritable prénom était Esquivo et elle fut l'inspiratrice du tango
"Malena"selon les déclarations d'Homéro Manzi.
[9] Actrice, épouse de Enrique de Rosas.
[10] Matrice N° 1812 (système acoustique Bs. As.), avec les guitares de José Ricardo
et Guillermo Barbieri
[11] Le 22 mai 1930, Matrice N° 5618 (système
électrique, Bs. As.) avec les guitares
de Barbieri, Aguilar et Riverol
[12] Notez
l'allusion du train en se référant au bateau - Aranaz, dans une tournure
typiquement argentine qui dit une chose alors qu'on pense le contraire explique
que le bateau est très confortable par rapport au train dont le confort est
plus sommaire.
[13] José Razzano
se réfère à Francisco Aranaz
[14] José Razanno se réfère à
Alfredo Deferrari, frère d' Armando
[15] José Razzano se réfère
à Ernesto Laurent.