Au 21ème siècle, avec les facilités offertes par la numérisation et la diffusion massive, il devient nécessaire de confronter chaque texte avec son document original correspondant pour s’assurer qu’il n’a pas souffert d’altérations suite à tant de transcriptions.
C’est ainsi, à propos du séjour de Gardel à Paris en 1931, qu’est apparu le paragraphe suivant tiré d’une "supposée lettre" du chanteur datée du mois de mai, et adressée à sa mère, Berthe Gardes, qui se trouvait à Buenos Aires
« Vous serez heureuse d’apprendre qu’hier on m’a présenté Charles Chaplin; c’est un homme de petite taille, très sympathique, et quasiment identique au Charlot qui nous faisait rire il y a peu de temps encore au cinéma de la rue Anchonera. Il est venu me saluer à l’hôtel et je lui ai chanté plusieurs chansons. Il était très ému lorsqu’on lui a traduit les vers de Betinotti : “Pobre mi madre querida” (Ma pauvre mère adorée). Il s’est peut-être rendu compte que ces vers sortaient du plus profond de mon cœur, en me souvenant de vous »
La recherche du document original fut infructueuse, du fait qu’aucun collectionneur ni chercheur ne se souvenait de l’avoir lu. Finalement, Pablo Taboada nous orienta vers des revues des années 60 et c’est ainsi que nous sommes tombés sur l’exemplaire N°1782 de la revue « Antena » du 6 juillet 1965.
Traduction
intégrale de l’article de la revue "ANTENA" du 6 juillet 1965 :
LES LETTRES INTIMES DE CARLOS GARDEL
Nous continuons aujourd’hui la publication des lettres intimes de Carlos Gardel, et dans lesquelles il se réfère à son premier voyage en Europe[1]
Malgré toutes mes promesses, je n’ai pas encore pu me rendre à Toulouse pour aller sur la tombe de nos aînés. Pardonnez moi d’avoir reporté cette intention venant de votre fils qui vous aime beaucoup et qui se sent un peu seul sans vous. Hier j’ai reçu des lettres de Buenos Aires, où de bons amis m’assurent que votre santé est excellente, et malgré cela, je ne suis pas tout à fait tranquille. J’espère que les palpitations qui vous dérangeaient ont cessé. Depuis le jour même de mon arrivée, j’ai dû énormément travailler. Nous nous produirons[2] la semaine prochaine dans un théâtre du centre de la ville et il faut beaucoup répéter. D’autre part, et comme je l’avais pronostiqué, j’ai reçu une autre proposition pour faire du cinéma. Il y a beaucoup d’argent en jeu, maman, et plus encore, c’est l’avenir de ton Carlos qui se joue. En pensant à vous, j’ai décidé de répondre à cette proposition par l’affirmative. Vous serez heureuse d’apprendre qu’hier on m’a présenté Charles Chaplin; c’est un homme de petite taille, très sympathique, et quasiment identique au Charlot qui nous faisait rire il y a peu de temps encore au cinéma de la rue Anchonera. Il est venu me saluer à l’hôtel et je lui ai chanté plusieurs chansons. Il était très ému lorsqu’on lui a traduit les vers de Betinotti : “Pobre mi madre querida” (Ma pauvre mère adorée). Il s’est peut-être rendu compte que ces vers sortaient du plus profond de mon cœur, en me souvenant de vous . Déjà, j’ai l’impression que cela fait mille ans que je ne vous ai pas vue, malgré le peu de temps que nous sommes séparés. Je voudrais vous demander, s’il vous plaît, de ne pas trop regarder aux dépenses : faites appel à une autre bonne pour qu’elle s’occupe de la maison. Les personnes que j’ai vues récemment me disent que seule Maria - une femme fidèle et serviable – vous accompagne, et vous lui ferez part de mes salutations. Afin de me rassurer complètement, ma maman doit faire ce que je lui dit : embauchez une femme de chambre ou une infirmière pour qu’elle soit tout le temps à vos côtés, vous aurez ainsi quelqu’un qui vous veillera la nuit. Viendra bientôt le moment où votre Carlos sera tout le temps à vos côtés, sans avoir besoin qu’une autre personne étrangère s’occupe de vous.
La fausse lettre de Gardel publiée dans l’article de la revue "ANTENA" du 6 juillet 1965 |
Sous le titre « Les lettres intimes de Carlos Gardel » et sans signature, cet article reproduit la "supposée lettre" pour laquelle nous indiquons les points qui mettent en doute sa véracité et qui sont développés ci-après :
1) - « PARIS, le 11 MAI 1930 » : Gardel n’avait pas pour habitude de dater son courrier, et en admettant que c’était une exception de sa part, en mai 1930, Gardel chantait à l’ ERIX THÉATRE[3] de Buenos Aires. Considérant qu’il s’agissait d’une erreur de la revue, beaucoup d’auteurs "corrigèrent" l’année 1930 en la remplaçant par 1931, quand Gardel se trouvait à Paris
2) - « SE RENDRE SUR LA TOMBE DE NOS AÎNÉS » à Toulouse : En mai 1931, ni Gardel, ni sa mère n’avaient d’"aînés" enterrés dans le cimetière de leur ville natale. Hélène Camarès, (la mère de Berthe Gardes), était encore en vie, et décéda cette année-là, ... le 21 août ! Vital Gardes, le père de Berthe Gardes, était décédé en 1903 sans avoir eu de liens affectifs avec ses enfants, ce qui rendait difficile pour Gardel de se référer à lui. Il ne pouvait pas non plus s’agir de Paul Lasserre, (père biologique de Gardel), décédé le 20 novembre 1921 et enterré à Blagnac, qui était à l’époque un village de la périphérie toulousaine. Si les "aînés" auxquels se référait Gardel étaient Louis Carichou, (décédé le 24 août 1930), que Berthe Gardes considérait comme son père adoptif, et que Gardel appelait « grand père », ou même son oncle Carlos Carichou, (mort pendant la première guerre mondiale), il les aurait cités comme étant de proches parents, plutôt qu’en utilisant un terme aussi flou que "nos aînés", synonyme d’"ancêtres".
3) - «LA SEMAINE PROCHAINE, NOUS NOUS PRODUIRONS DANS UN THÉÂTRE PARISIEN ET IL FAUT BEAUCOUP RÉPÉTER » : le 11 mai 1931, Gardel débutait dans la revue « Parade de Femmes » au Music-hall PALACE» de Paris. Un autre point qui ne coïncide pas.
4)- « J’AI REÇU UNE AUTRE PROPOSITION POUR FAIRE DU CINÉMA » : Le 1er mai 1931, Gardel avait signé un contrat avec la société Paramount pour jouer dans le film « Luces de Buenos Aires » (Lumières de Buenos Aires). Cela rejette l’« autre » proposition, qui logiquement devrait provenir d’une « autre société », ce qui est impossible vu que la Paramount était la seule firme établie en France qui tournait des films en espagnol (et d’en d’autre langues).
5) - « HIER, ON M’A PRÉSENTÉ CHARLES[4] CHAPLIN » : En mai 1931, Charlie Chaplin n’était pas à Paris, mais à Juan-les-Pins, et de plus, Gardel l’avait connu peu de temps auparavant à Nice, ce qui est confirmé par une série de photos abondamment diffusées.
6)- « QUE SEULEMENT MARÍA VOUS ACCOMPAGNE – C’EST UNE FEMME FIDÈLE ET SERVIABLE COMME PEU LE SONT » : Il est de notoriété publique que Berthe Gardes vivait avec Anaïs Beaux et Fortunato Muñiz, un couple qu’autant Berthe Gardes que son fils considéraient comme faisant partie de leur famille. En outre, on n’a jamais eu connaissance d’une quelconque employée de maison prénommée Maria.
7) - « EMBAUCHEZ UNE FEMME DE CHAMBRE OU UNE INFIRMIÈRE POUR QU’ELLE SOIT TOUT LE TEMPS A VOS CÔTÉS. VOUS AUREZ AINSI QUELQU’UN QUI VEILLE SUR VOUS LA NUIT » : Ici, on omet à nouveau de mentionner Anaïs Beaux et on exprime une inquiétude pour la santé de Berthe Gardes qui est en contradiction avec le contenu du premier paragraphe de l’article : « de bons amis m’assurent que votre santé est excellente ». (On se demande alors pourquoi embaucher une infirmière?)
8) - « BIEN QU’IL SOIT PROBABLE QUE JE FASSE UN COURT VOYAGE Á NICE, CES JOURS-CI » : Comme cela a déjà été dit, Gardel avait séjourné sur la Côte d’Azur et quant à "ces jours-ci", il devait les consacrer à son tour de chant dans la revue « Parade de Femmes » et au tournage du film « Luces de Buenos Aires).
Malgré toutes les évidences signalées – et nous pourrions en argumenter davantage se référant à la rédaction de la lettre, à l’usage du vouvoiement pour s’adresser à sa mère, ou à la chanson « Pobre mi madre querida » en 1931- des auteurs de solide réputation ont considéré cette lettre comme authentique, même s’ils ont dû en rectifier la date et n’ont reproduit que le passage dédié à Charlie Chaplin, peut être le plus crédible.
L’analyse
détaillée de l’information, qu’on considérait fiable par le seul et simple fait
qu’elle était réitérée à de nombreuses reprises, vient démasquer aujourd’hui
cette fausse lettre dans la seule et
exclusive finalité de mettre un point final à de petites légendes qui continuent
à circuler au préjudice de la rigueur historique que Gardel mérite.
Georges Galopa - Ana Turón
Andolsheim (France) - Azul (Argentine)
[1] Gardel a voyagé en Europe pour la première fois en novembre 1923, alors que la "lettre" présentée dans cet article est datée de 1930 !!
[2] Nous nous produirons : le verbe est au pluriel, car il s’agit de
Gardel accompagné de ses guitaristes.
[3] HISTORIA
ARTÍSTICA DE CARLOS GARDEL, ESTUDIO CRONOLÓGICO de Miguel Ángel Morena
(Ed.Corregidor, 2008)
[4] Cette
phrase est parfois citée avec le prénom anglais “Charlie”, alors que Charles
(Chaplin) est plutôt employé dans le monde hispanique. En 1931 Gardel aurait pu difficilement écrire Charlie, car jusqu’en 1934
il ne connaissait pas l’anglais.
Voir :
http://primerapagina93.blogspot.com/2019/03/gardel-y-charles-chaplin.html