« LEGUISAMO SOLO » (Tango de Modesto Papávero)
Lors des séances d’enregistrement du disque[1], après avoir interprété les paroles de Modesto Papávero, Gardel improvisa le monologue suivant :
« Bueno, Viejo Francisco, decile al Pulpo que a Lunático lo voy a retirar a cuarteles de invierno. Ya se ha gana’o sus garbancitos… »
Traduction : « Cher François, dit au Poulpe, que je vais mettre Lunático dans ses quartiers d’hiver. Il a bien gagné sa pitance... ».
« Viejo Francisco » n’était autre que Francisco Maschio, le propriétaire de l’écurie de chevaux de courses « Yeruá », que l’on surnommait « Le sorcier d’Olleros » ; « Pulpo » était un des surnoms de Leguisamo, car il se tenait accroché à l’animal comme s’il avait des tentacules et « Lunático » était le nom d’un des chevaux que Gardel avait en pension dans cette écurie.
Dans ses mémoires, Leguisamo cite : « En 1931 Carlitos[2] m’envoya de Paris une lettre dans laquelle il me demandait de venir (…), viens, Mono[3], viens, je te promets du plaisir à foison, sans compter qu’à Paris, tu vas apprendre plein de choses»
Sans se faire prier, Leguisamo embarqua le 22 janvier 1931 avec son secrétaire Luis Gallardo à bord du « Duilio »[4], un paquebot de la "Navigazione Generale Italiana" commandé par le capitaine Ferdinando Pesce, avec un équipage de 439 personnes. Le Dr. Stefano Scorsone dirigeait l’unité médicale du navire et Carlos Lára était interprète à bord, comme le mentionne la fiche d’escale de Rio de Janeiro datée du 27 janvier 1931 et présentée ci-après.
Paquebot « Duilio » vue générale et vue en coupe du navire (Le « Duilio » avait un navire jumeau , le « Giulio Cesare ») |
Lors de cette escale de Rio, des journalistes du périodique "A NOITE"
toquèrent à 8 heures du matin à la porte de la cabine 440, interrompant le repos de Leguisamo.
(Leguisamo était une personnalité célèbre du monde hippique dont la réputation s’étendait dans toute l’Amérique Latine, comme en témoignent les articles suivants provenant de la presse brésilienne).
Après leur avoir accordé une entrevue, Leguisamo descendit à terre pour visiter l’hippodrome de Gavéa en compagnie du jockey chilien José Salfate, qui fit office de guide et d’interprète, et qui l’invita à déjeuner chez lui. Il est fort probable que ce jour là, Leguisamo ait finalisé les détails d’un contrat, vu qu’il se confia à la direction du journal qui l’avait interviewé quelques heures plus tôt pour lui réserver la primeur de sa venue pour courir en avril prochain, à l’hippodrome de Rio, comme l’indique l’article de presse ci-après.
Article du journal « A NOITE » de Rio de Janeiro |
Le 31 janvier 1931, le navire atteignit l’équateur, et au cours des célébrations traditionnelles du franchissement de cette ligne, Leguisamo fut baptisé du nom d’« Hippocampe ».
Le 8 février, le « Duilio » fit escale en rade de Villefranche-sur-Mer[5] où Leguisamo débarqua pour se rendre à Nice.
Gardel, dont le contrat d’engagement au Palais de la Méditerranée prenait fin le 16 février, avait invité à Nice Domingo Torterolo, un célèbre jockey Uruguayen qui vivait à Paris avec ses deux frères Juan et Gabriel. Avec Luis Gaspar Pierotti, ce petit groupe d’amis ainsi formé permettait à Leguisamo de ne pas se sentir seul en terre étrangère.
Les attentions de Gardel ne s’arrêtaient pas là. Il logea tout ce monde à l’hôtel Majestic (et non au Negresco comme on l’a affirmé), où lui même résidait pendant son séjour niçois.
Extrait du journal "International Herald Tribune" du 15 février 1931 (©Gallica-BNF) |
Vues de l’Hôtel Majestic, un des plus grands palaces de Nice, avec ses 400 chambres. |
Les souvenirs de ces bons moments ont étés abondamment commentés par Leguisamo : « Nous parcourions la Côte d’Azur, nous déjeunions en plusieurs endroits, en optant pour le plat préféré de Gardel : les fruits de mer. J’ai eu le plaisir d’assister aux fêtes du Carnaval de Nice, une extraordinaire expression d’allégresse et de bon goût, des chars et des personnages en carton-pâte comme je n’en avais jamais vus et, bien entendu, un public enthousiaste qui donnait de l’éclat à ces célébrations, où l’on ne lésinait pas sur les moyens pour les rendre plus attrayantes ».
Le Carnaval de Nice, 1931
Leguisamo ajoute : « J’avais l’habitude de me rendre avec "Carlitos" chez une de ses amies, Madame Chesterfield (SIC)[6] qui possédait un château[7] à huit kilomètres de Nice où elle donnait de grandes fêtes, un château qui était comme un phare pour tous ceux qui voulaient se divertir avec la magnificence et le bon goût de réunions qui comblaient les esprits les plus exigeants »
De même que Leguisamo, beaucoup d’amis de Gardel appelaient cette personne Madame « Chesterfield » (du nom d’une célèbre marque de cigarettes), au lieu de son véritable nom qui était « Wakefield ». Il faut noter qu’en plus de la ressemblance phonétique des noms, Madame Wakefield était propriétaire de la marque de cigarettes « Craven A ».
Ainsi, un peu par plaisanterie, ou bien par confusion, il était fréquent que l’on se trompât sur son patronyme.
Madame Wakefield était l’amie et la mécène d’un bon nombre d’artistes. Le magnifique bar de sa résidence « L’Oiseau Bleu » est décrit dans l’article « Les rencontres de Carlos Gardel avec Charlie Chaplin », selon le récit de May Reeves.
Leguisamo garda en mémoire un épisode qui provoqua la colère de Gardel : « Précisément, dans ce château eut lieu l’anecdote que je vais vous raconter : cette nuit là, madame "Chesterfield" accueillait les amis de Gardel dont je faisais partie, ainsi que Pierotti, une de nos vieilles connaissances, et bien sur Carlos en personne pour un dîner intime. Le luxe débordait de partout, dans chaque bonne manière, et dans chacun des plats des plus raffinés. Au moment du dessert on servit une coupe glacée qui provoqua un incident à la fois cocasse et horriblement gênant. Pierotti, dans un geste imprévisible, renversa une coupe sur la magnifique tenue que portait madame Wakefield. Cette dernière ne sourcilla même pas, s’excusa auprès de ses invités, et revint quelques minutes plus tard vêtue d’une autre tenue qui lui seyait tout aussi merveilleusement.
Le dîner se poursuivit, et une heure plus tard nous prenions congé en remerciant l’hôtesse des bons moments que nous avions passés. Sur le trajet du retour, Carlos donna libre cours à sa colère et faisant face à Pierotti le sermonna : "Je t’avais dit de bien te tenir, tout se passait bien, jusqu’à ce que tu abîmes le vêtement de la maîtresse de maison…" Pierotti ne savait plus quoi répondre, et Carlos continuait à le sermonner sans arrêt jusqu’à l’hôtel où j’intervins pour calmer les esprits, devant la mortification de Pierotti et l’insistance de Carlos à rabâcher cet épisode. »
Gardel et Pierotti devant la plage "Beau Rivage" de la promenade des Anglais, hiver 1931 ou 1932 . |
Lors d’une promenade, Gardel et Leguisamo furent photographiés à côté de la magnifique Hispano Suiza de Madame Sadie Wakefield.
Leguisamo profita "des plaisirs à foison" promis par Gardel : « A Nice, j’allais habituellement au Casino[8] le soir où la nuit, mais pas exagérément et souvent en compagnie de Carlos, qui était pris par ses multiples engagements sur les différentes scènes de la Côte d’Azur ».
« Et arriva le jour où je dus partir pour Paris sans Carlos, prisonnier de ses nombreux contrats artistiques... » nota-t’il dans ses mémoires, sans préciser les dates de son périple en France. Malgré cela, nous avons pu établir que le 25 février 1931, il était encore à Nice, et qu’ au début du mois de mars 1931, il était à l’hippodrome d’Auteuil en compagnie des frères Torterolo.
La dernière partie de ses vacances en Europe se déroula à Barcelone, d’où il embarqua à bord du « Conte Verde » de la Lloyd Sabaudo, à destination de Buenos Aires, le 21 mars 1931.
Le 31 mars, à l’escale de Rio de Janeiro, il retrouva son collègue José Salfate – peut-être pour évoquer sa prochaine course sur l’hippodrome de Gavéa – et le 3 avril, il mis pied sur le sol argentin, rapportant comme trophée le souvenir de ses ballades avec Gardel sur la Côte d’Azur.
Arrivée de Leguisamo à Buenos Aires (Document CEMLA) |
Ana Turón - le 2 février 2024
(Azul – Argentine)
Traduction : Georges Galopa
Collaboration : Georges Galopa et Guada Aballe
Andolsheim (France) Buenos. Aires (Argentine)
Sources consultées :
Livres :
LEGUISAMO, Irineo. “De Punta a Punta. Sesenta años en el turf”. Texte compilé par Daniel Alfonso Luro. Emecé, 1982
MORENA, Miguel Ángel. "Historia Artística de Carlos Gardel. Estudio Cronológico". Editorial Corregidor (Bs. As.), 2008
Journaux et Revues:
BRÉSIL :
« Diario da Noite », 28 janvier 1931
« A Noite », 27 et 31 janvier de 1931
ESPAGNE :
Journal « La Vanguardia », 7 février 1931
FRANCE :
« International Herald Tribune », 15 février 1931
« Le Sport Universel Illustré », Année XXI - N° 1463 – 14 mars 1931
Organismes :
Registro de Migraciones de Brasil
C.E.M.L.A. (Centre d’Études Migratoires Latino-Américaines)
Hemeroteca Digital de Brasil
Hemeroteca Digital de España
Bibliothèque Nationale de France (B.N.F.)
Archives Pathé
Websites:
[1] Gardel a enregistré ce tango à deux reprises, à Barcelone le 27 décembre 1925 (avec la guitare de José Ricardo) et à Buenos Aires le 23 septembre 1927, avec les guitares de Ricardo et Barbieri. Dans les deux versions il ajouta des paroles adressées au “Viejo Francisco” (Francisco Maschio) et dans la dernière– qui est citée dans cet article- il mentionna son ami Leguisamo.
[2] Carlitos : surnom affectif de Carlos Gardel.
[3] Gardel appelait Leguisamo “Mono” (singe en espagnol) en faisant allusion à ses traits faciaux. S’agissant d’un surnom peu agréable, Leguisamo le menaça ainsi : “Si tu continues à me dire Mono devant les gens, je t’appellerai Romuald (le second prénom de Gardel qui n’était pas à son goût et que peu de personnes connaissaient).
[4] Il est possible qu’une troisième personne voyageait avec Leguisamo, du fait qu’un quotidien brésilien signalait que Leguisamo était accompagné par “deux secrétaires” et qu’un autre mentionne une “personne malade” que Leguisamo aimait bien, et qui était restée sur le bateau pendant l’escale de Rio de Janeiro.
[5] Le port de Nice était trop étroit pour accueiller les grands paquebots transatlantiques qui faisaient escale en rade de Villefranche-sur-Mer.
[6] Se réfère à Madame Sadie Baron Wakefield.
[7] Il s’agissait de la villa "L’Oiseau Bleu" située sur la colline de Cimiez.
[8] Il s’agissait du Palais de la Méditerranée, qui était situé à 1,7 km de l’hôtel Majestic où logeait Leguisamo.