Chronique d'une première mémorable.
ans les années 20, la capitale française comptait environ 550 salles de spectacle (en incluant les théâtres, les cafés-concerts, les music-halls et les cinémas). Cinquante de celles-ci correspondaient à des théâtres proprement dits qui constituaient l'attraction de prédilection du public. Les spectacles débutaient en soirée entre 20 heures et 21 heures et duraient jusqu'à minuit tous les jours de la semaine sauf les mardis et les jeudis. En été, les théâtres faisaient relâche, et en hiver ils ouvraient également en matinée les dimanches, jeudis et samedis, entre 13h et 14h, jusqu'à 17h30 environ.
Théâtres, cafés-concerts et music-halls de Paris en 1924.
En 1928, Gardel
concrétisa son rêve tant désiré de chanter dans la Ville Lumière. Si l'on
attribue généralement à Manuel Pizarro le mérite de la gestion de cet
évènement, le lien entre le chanteur et l'imprésario Paul Santolini ( plus
connu sous le nom de Paul Santo), fut établi par le musicien Horacio
Pettorossi qui les avaient mis en contact au mois de novembre de l'année
précédente :
Lettre d' Horacio Pettorossi à Carlos Gardel.
Traduction de
la lettre d' Horacio Pettorossi à Carlos Gardel :
Horacio PETTOROSSI Paris,
le 19 Novembre 1927
Poste restante,
Bureau N°90
PARIS
Monsieur Carlos GARDEL
Cinéma
Principal Palace
BARCELONE
(Espagne)
Cher ami,
Par une
heureuse coïncidence, j'ai eu l'agréable surprise d'apprendre que tu étais à
Barcelone en compagnie de tes guitaristes et amis, et comme tu vois, je n'ai
pas pu résister à la tentation de t'écrire, en te disant que je vais bien et
que mes souhaits envers toi et tes camarades sont de même nature.
Ici, à Paris, on parle de tes
succès, et je te dirai que la maison Salabert à l'exclusivité de tes disques
qui se vendent beaucoup. A présent, je voudrais t'expliquer quelque chose qui
te conviendra peut être, et pour laquelle tu auras la gentillesse de répondre catégoriquement à ce sujet.
Ici, il y a la société Santo et
Mayard, les imprésarios des cabarets Florida et Palermo, dans lesquels je
travaille depuis que je suis en France ; donc voilà, ces personnes et tous les habitués devenaient
« timbrées » quand Raggi* chantait , et je leur disais à peu
près la chose suivante : « AH ! .. vous n'avez pas écouté
Gardel, c'est pour cela que vous parlez ainsi ! », et comme ça, je
leur ai cassé les oreilles pendant deux ans ; Ils ont appris que tu étais
en Europe, et sachant que je suis un de tes amis, ils m'ont dit de t' écrire,
en te disant si tu veux accepter un contrat pour un mois aux conditions
suivantes : Tu aurais à chanter
quatre tangos au « Florida » et quatre tangos au
« Palermo » tous les soirs. Je te dirais que bien que ce soient des
cabarets, ce seraient les meilleurs endroits, car au « Palermo » tous
les clients sont argentins et il en est de même pour le « Florida »,
maintenant cela dépend de toi si tu veux accepter ce travail et poser tes
conditions, réponds moi de suite pour me donner ta réponse et ainsi je leur
communiquerai, car au cas où l'affaire serait conclue, ils enverraient une
personne autorisée en Espagne pour tout rédiger en bonne et due forme.
Selon mon opinion
personnelle, comme tu peux l'imaginer, j'estime clairement que cela te serais
très profitable, car tu dois te rendre compte que cela serait une grande
publicité pour tes disques, car n'oublies pas qu'ici, les disques argentins se
vendent beaucoup, je te le dis pour que tu le saches bien. Cher ami, je ne fais
que porter à ta connaissance cette affaire qui pourrait te convenir.
Avec une embrassade aux trois amis
(guitaristes), reçois l'affectueux salut de ton ami et S.S.
Horacio
PETTORROSSI.
Il y a quelque
jours, j 'ai écrit (la même chose ) à Razzano* , sans penser que tu étais
en Europe. Salut et tout mes vœux.
*Juan Raggi :
(Buenos -Aires 1890- Nice 1932), chanteur, guitariste, auteur et compositeur
argentin. A Paris, il a intégré les orchestres Bianco-Bachicha, Victor Lomuto,
et Manuel Pizarro. Il s'est aussi produit en solo.
* José Razzano s'occupait des contrats de Gardel à cette époque.
(Source : www.todotango.com.ar)
* José Razzano s'occupait des contrats de Gardel à cette époque.
(Source : www.todotango.com.ar)
Il est clair que
Pizarro a pu apporter son concours si
l'on considère qu'il connaissait tous les intervenants, mais Gardel chargea son
représentant Luis Gaspar Pierotti de s'occuper de la gestion de sa prestation
« sans demander de faveur à qui que ce soit », et tout se déroula
sans tenir compte des amitiés ou des sympathies personnelles.
Après
avoir terminé ses engagements artistiques en Espagne, le chanteur se rendit à
Paris où il signa, le 18 mai, le contrat qui lui assurait 3200 francs par
jour pour une durée de 3 mois renouvelables. (En comparaison, Maurice Chevalier
n'avait pas dépassé 3000 Francs par jour en 1924). Il rentra immédiatement en
Espagne et là, embarqua sur le « Conte Rosso » en direction de Buenos
Aires, où il arriva le 14 juin, jour de l' anniversaire de sa mère Berthe
Gardes. La presse l'attendait au port où il accorda un reportage au quotidien
« Crítica » dans lequel il déclara « J'ai en poche un
contrat pour une saison, pour l'inauguration du nouveau cabaret Florida, sur
les hauteurs du Casino de Paris ».
Ces paroles réfutent la version qui soutient
qu'il devait être présenté à la salle Pleyel, (inaugurée le 18 octobre 1927),
et qu 'à cause d'un incendie, il dut changer de salle pour se produire au
« Florida ». S'il avait existé la possibilité de faire une prestation
dans cette salle, Gardel l'aurait mentionné aux reporters, car il était
impossible de prévoir l'incendie qui se
produisit le 19 juillet 1928, c'est à dire plus d'un mois après ses
déclarations.
Durant les trois mois
qu'il resta à Buenos Aires, il s'attela à préparer son tour de chant tant
rêvé : aux guitares de José Ricardo et Guillermo Barbieri, il ajouta celle
de José María Aguilar, qu'il présenta officiellement le 18 juillet au
cinéma « Paramount » de Buenos Aires. Dans le souci de plaire au
public parisien, le nouvel ensemble musical intégra de nouveaux thèmes à son
répertoire.
Le 12 septembre, à
0h15, le «Conte Verde » largua les amarres du bassin nord du port de
Buenos Aires en emmenant Gardel, ses guitaristes Ricardo[1], Barbieri
et Aguilar, son manager Luis Gaspar Pierotti, et son chauffeur, Antonio Sumaje,
car le bateau emmenait aussi l'automobile Graham Page du chanteur.
Pour des raisons
familiales, le frère cadet du guitariste, le jeune Rafael Ricardo s'ajouta au
groupe et le prix de sa traversée devait être inclus dans les frais généraux.
Dans ces circonstances, on exposa à Gardel les craintes de provoquer des conflits
avec les autres membres du groupe, ce à quoi Gardel répondit : «
Mais quoi.. Il en faut toujours un pour préparer le maté[2] » en
mettant un point final à la situation.
Quelques heures plus
tard, dans les Antilles Françaises, la Guadeloupe subissait les assauts d'un
des plus grands cataclysmes de son histoire : L’ouragan Okeechobee,
appelé parfois ouragan San Felipe Segundo, de 4ème catégorie, qui
produisit d'importants dégâts et laissa 1270 victimes sur le terrain.
L’île de la Guadeloupe après le Cyclone du 12
septembre 1928
(Collections de LAMECA et Thierry Gnecchi)
Ébranlée par ces
circonstances, la France entière se solidarisa
pour aider les sinistrés. La Marine Nationale envoya le croiseur
DUQUESNE avec à son bord des médecins, du matériel de secours et douze tonnes
de viande, tandis que le gouvernement accorda une subvention de 100 millions de
Francs et que l'on organisa de nombreuses activités pour recueillir des fonds.
Gardel débarqua à
Barcelone le 26 septembre et la presse catalane pérennisa ses premiers
faits et gestes.
« Le « Conte
Verde » stoppa . Les passagers de première classe étaient peu nombreux. Parmi eux apparût en haut du
pont le sourire éternel et jamais retenu de Carlos Gardel (…) Il traversa les
« rondas » (boulevards), les rues vastes et larges du district de
l'Ensanche (Eixemple en catalan), se faufila dans les ruelles proches des
Ramblas, circula dans les avenues, les parcs, les « paseos » ( en
Espagne : promenade, boulevard), les jardins et les places. Il arriva
ensuite à l'hôtel. En s'asseyant, il demanda son courrier et s'exclama :
« Il me semble que c'était
hier ».
Voila qu'elle fut l'arrivée de
Carlos Gardel à Barcelone. Deux jours plus tard, il menait déjà la vie normale
de celui qui a été assimilé par la ville, qui se considère déjà comme un
Barcelonais de plus, qui connaît les gens et leur offre par ses sourires et ses
grâces un ravissement de jeunesse et de joie[3]. »
Pour sa part, Paul
Santo organisait au Théâtre Fémina un gala pour présenter le chanteur au
public parisien, gala qui se réaliserait avec le concours de figures
importantes du spectacle, et des décors réalisés par Pedro Figari, considéré à
l'époque comme l'un des plus éminents artistes peintres du Rio de la Plata.
Gardel ayant appris les élans de solidarité entrepris en France au bénéfice des
sinistrés de la catastrophe de la Guadeloupe, envoya à l'impresario Paul Santo
un télégramme lui demandant que la représentation soit réalisée pour cette même
finalité.
Les ANNALES
COLONIALES du 27 septembre 1928, se firent l'écho de la généreuse proposition
de Gardel :
Le vendredi 28
septembre 1928, le quotidien parisien « Le Matin » réitérait
l'invitation pour assister au gala du théâtre Fémina et publiait le
texte du télégramme :
Un grand gala de bienfaisance au profit des sinistrés de la Guadeloupe
On a déjà
annoncé le gala qui doit avoir lieu dimanche soir au théâtre Fémina pour la
présentation au public parisien de la célèbre vedette sud-américaine, le
créateur de tous les tangos à la mode : Carlos Gardel.
Voici le
télégramme que vient de recevoir M. Paul Santo, organisateur de cette
manifestation.
Barcelone,
26/9
Paul Santo, 6 rue
Fontaine, Paris.
« Serais désireux consentiez
que concert de présentation théâtre Fémina soit donné au bénéfice sinistrés de
la Guadeloupe et fassiez ainsi de mes débuts en France un geste fraternel qui
me tient à cœur. »
« Amitiés : GARDEL
»
Pour sa part, le quotidien « Paris
soir », dans son édition du 29 septembre (la veille du spectacle) disait :
UN GRAND GALA DE
BIENFAISANCE au
profit des sinistrés de la Guadeloupe
Un gala doit avoir lieu dimanche, en
soirée, au Théâtre Fémina, pour la présentation au public parisien de la
célèbre vedette sud-américaine, le créateur de tous les tangos à la mode :
Carlos Gardel.
Voici le télégramme que vient de recevoir M.
Paul Santo, organisateur de cette manifestation artistique.
Barcelone,
26 septembre
Paul Santo, 6 rue Fontaine,
Paris.
« Serais désireux consentiez
que concert de présentation Théâtre Fémina soit donné au bénéfice sinistrés de
la Guadeloupe et fassiez ainsi de mes débuts en France un geste fraternel qui
me tient à cœur.
Amitiés. GARDEL.
Bien entendu
M. Paul Santo a immédiatement tenu à s'associer au joli geste du grand artiste
et versera la totalité des bénéfices de la soirée de dimanche au comité de
secours des sinistrés de la Guadeloupe.
Paris fêtera
comme il convient Carlos Gardel, qui est une des gloires théâtrales de
l'Amérique du Sud et qui vient de prouver une fois de plus qu'il est aussi un
homme de cœur.
La
découverte de ce télégramme explique des détails jusqu' alors ignorés de cette
soirée dans laquelle l'artiste fit preuve de sa générosité et de sa solidarité
coutumières.
A partir de
l'initiative de GARDEL, la publicité dans les journaux fait état du caractère
solidaire de la soirée de gala, sous la présidence du Ministre des Colonies, M.
Léon Perrier, et de l'incorporation au programme d' artistes supplémentaires.
A peine
après avoir expédié le télégramme, Gardel et sa troupe quittèrent Barcelone
dans la voiture du chanteur. Ils prirent le chemin de la France, traversèrent
les Pyrénées à La Junquera et arrivèrent de nuit à Toulouse où ils logèrent à
l' Hôtel Plaza. Le lendemain, Gardel rendit visite à sa famille et le jour
suivant le groupe reprit la direction de Paris qui attendait le chanteur dont
le portrait était placardé dans les rues de la capitale.
Paris en 1924. Sur
l'Avenue des Champs-Elysées, non loin de l'Arc de Triomphe, se trouvait le
Théâtre Fémina.
La salle du Fémina
fut construite en 1905 par l'architecte Henri Petit, et fonctionna du 19 mars 1907 jusqu'en décembre
1929. Située au 90 de l'Avenue des Champs-Elysées, (8ème arrondissement), elle
disposait de 500 places, et un ingénieux mécanisme permettait de mettre le sol
à niveau pour la transformer en salle de bal. Son propriétaire, le journaliste
Pierre Lafitte, lui donna le nom de la revue Fémina qui fut publiée de 1901 à
1917 sous sa direction dans ce même immeuble.
Dans la revue
« La Construction Moderne » de 1907, on trouve d'intéressants détails
techniques. Sous la signature « A.L.R. », on rapporte que « la
multiplicité et le bon fonctionnement des services constituent une nouveauté
qui faisait défaut dans le domaine de la construction ».
Le « Fémina » fut construit en incorporant à une ancienne
construction un nouvel immeuble de sept étages sur un terrain précédemment
occupé par une écurie.
Le rez de chaussée
comprenait un grand hall d'entrée et une salle spécialement réservée aux
abonnements des différentes revues de la maison. Au premier étage, un important
escalier menait à l'étage suivant, puis un vestibule et un salon d'attente
précédaient les bureaux de la Direction, du Secrétariat et de l'Administration,
luxueusement installés dans l'ancien bâtiment, sur l'Avenue des Champs Elysées.
Il y avait aussi un bureau privé réalisé pour
la réception du Directeur et une salle pour le téléphone, service indispensable
pour une maison qui publie des éditions
donnant les dernières actualités. Un grand couloir communiquait dans l'ordre au
bureau du caissier, des comptables, à la salle du courrier, à celle des
dactylographes, et au bureau du chef du personnel.
Aux deuxième et
troisième étage se trouvaient les bureaux dédiés aux différentes revues : En
plus de « Fémina », on éditait
« Je sais tout », « l'art et les artistes »,
« Fermes et châteaux », « Musica », « Jeunesse »,
le journal « la vie au grand air », etc...
Au troisième étage,
il y avait un monte-charge pour transporter le matériel d'imprimerie et un
escalier pour les ouvriers. Le quatrième étage était entièrement réservé aux
travaux de photogravure, moyen rapide et de grande fidélité pour la
reproduction de documents, indispensable pour assurer le succès des revues. Ces
ateliers étaient dirigés par le réputé M. Ruckert, spécialement embauché par la
Société P. Lafitte.
L'unité du plus grand intérêt de cet immeuble
était sans doute, LA SALLE DE THÉÂTRE : « La richesse de sa
décoration en a fait une des plus agréables salles de spectacle de
Paris », indiquait la même revue de 1907. Le sculpteur et décorateur M.
Cogné réalisa les portraits des artistes lyriques et dramatiques les plus
connus parmi lesquels on reconnaissait
Mademoiselle Lavallière, Brasseur, Sarah-Bernard, Mounet-Sully, M.
Brandis et Féraudy.
En plus de l'aspect
esthétique et en prévision de quelque incendie éventuel , on installa sur la
terrasse cinq grands châssis qui, en plus d'éclairer la salle, pouvaient
s'ouvrir électriquement en à peine 18 secondes, évitant que la fumée s'accumule
à l'intérieur et gène la sortie des spectateurs.
Comme nous l'avions
signalé, le rez de chaussée de cet édifice moderne était pourvu d'un système
mécanique qui lui permettait d'être positionné à l'horizontale, ou de lui
donner une déclivité de dix pour cent. Les fauteuils étaient fixés sur des
plate-formes pour en rendre l'enlèvement facile et éviter les trous de vis dans
le parquet.
La scène, exiguë en raison du terrain disponible, dut être aménagée de façon toute nouvelle, les fermes de charpente, les frises et plafonds furent fixés sur des solives porteuses qui se déplaçaient horizontalement ou verticalement. Toute la machinerie fut réalisée en fer, tout comme le bâti des décors. Enfin, une grande partie de l'immeuble était chauffée par des radiateurs à eau chaude, à l'exception de quelques dépendances qui possédaient un chauffage à vapeur.
Photos du Téâtre "Fémina" (1907, sauf celle-ci de la façade, prise en 1929)
Même si les
descriptions et les photos précédentes correspondent aux premières années du
20ème siècle, leurs caractéristiques étaient conservées à l'époque qui nous
intéresse et ce fut le « paysage » que Gardel put observer et dont il
fit partie durant cette nuit de gala.
Les différentes
sources consultées concordent sur le
fait que durant les premiers jours, Gardel séjourna au « Reinita »,
un modeste hôtel situé à l'intersection des rues de Douai et Fromentin, qui ne
figurait pas dans les guides de tourisme, et dont le propriétaire, selon les
souvenirs d' Enrique Cadícamo, était « Mésié Michel, tout à la fois
patron, concierge, liftier, standardiste, etc.. ».
A peu de distance
du « Moulin Rouge » et du cimetière de Montmartre, un point rouge
indique l'intersection où, selon des témoins, Gardel logea durant ses premiers
jours à Paris.
Deux vues du coin des rues Douai et Fontaine, à quelques pas de la rue Fromentin, où sejourna Gardel. On y voit des salles de distraction et, à quelques pas, M. Paul Santos avait son bureau. Alors, on peu penser que le choix de ce louement appartena à M. Santos, et même aussi qu'il faisa partie du cachet artistique de Carlos Gardel et ses musiciens, qui ont pris un autre hôtel plus confortable quand ils ont disposé du paiement.
La presse écrite
incita à venir au spectacle qui, en plus d'une haute qualité artistique, avait
un but de solidarité. Les communiqués se
répétaient entre eux et, comme nous pouvons le voir dans l'image suivante, la publication continua jusqu'au jour même du gala.
Le soir de cette
première, à sa descente de voiture, la police parisienne alignée en tenue
devant les
portes du théâtre
rendit les honneurs à Carlos Gardel, en signe de gratitude pour avoir remplacé
sa soirée de présentation au public par un gala de solidarité.
Affiche de cette
mémorable soirée de gala
On peut supposer que
les costumes et que le répertoire de cette soirée de gala n'eurent pas de
grosses différences avec ce qu'il présenterait deux jours plus tard au Florida,
et que Carlos Zinelli[4] remémorait
ainsi : « Une fois son passage annoncé, apparurent sur la scène
seulement les trois guitaristes vêtus à la manière gaucho. Ils étaient, si l'on
devait expliquer la chose avec des termes propres à Gardel : les préposés
pour « chauffer l'atmosphère ».
Ricardo, Aguilar et Barbieri affrontèrent le public en exécutant les
morceaux selon l'ordre suivant : le tango ' Re Fa Si ', la zamba ' Las Madreselvas ' (les
chèvrefeuilles), le grand succès ' La Cumparsita ' (la petite fanfare), et
le fox-trot ' Manos Brujas' (Mains ensorcelées), ce dernier pour suggérer
à l'auditoire qu'il avait affaire à un artiste de niveau international. Les
dernières notes du fox-trot étaient encore en l'air quand Gardel fit irruption
sur la scène, impeccable dans son costume gaucho chamarré, et avec son sourire
resplendissant. Il reprit la même mélodie qui résonnait encore dans la salle,
et sa voix s'éleva pour prononcer les premiers vers : « Entre tus
manos nacaradas.... (en français : Entre tes mains nacrées). Interrompant
les applaudissements qui répondirent à sa première interprétation, il attaqua
ensuite le tango 'Siga el Corso' (Suis le défilé !) et ensuite 'Cariñito' (Ma chérie) qu'il
étrenna ce soir là, et qu' à cause de la ressemblance phonétique, est confondu
avec 'Caminito', (Petit chemin) un morceau qu'il ne chanta pas à Paris.
Ensuite, il interpréta 'El Carretero'
(Le Charretier), qui fut son succès majeur, car il dut le bisser cette
nuit ainsi que toutes les autres au Florida. Cette première se termina par les
tangos 'Francia' (France), et 'Adios Muchachos' (Au revoir, les garçons), pièce
qui constitua la partie finale de ses débuts parisiens, et qui engendra une
très grande émotion pour les auteurs Sanders et Vedani, qui occupaient une des
tables du local ».
Nous n'avons pas
encore pu déterminer tous les morceaux que Gardel interpréta cette nuit là au
Fémina, mais, en ayant la reconstitution correcte de son répertoire durant les
trois mois pendant lesquels il se produisit au Florida, nous pouvons en déduire
qu'il firent partie de la liste suivante : 'Calandría', « Alouette
calandre », 'Muchachos, me caso', « Les garçons, je me marie »,
'Cariñito' « Ma chérie », 'Tengo Miedo' « J'ai peur »,
'Cuando llora la milonga' « Quand pleure la milonga », 'Corazoncito'
« Petit coeur », 'Piedad' « Miséricorde », 'El Carretero'
« Le Charretier », 'La chiflada' « la Cinglée », 'Alma en
pena' « Âme en peine », ' Duelo Criollo' « Duel Créole », '
'Bandoneón Arrabalero' « Bandoneon de faubourg »,' Allá en la Ribera'
« Là bas sur la berge », 'Refucilos' « Eclairs », ' 'La
Reina del Tango' « La Reine du Tango », ' Agua Florida' « Eau
Fleurie, ' 'Seguí mi consejo' « Suis mon conseil », 'Adiós pueblo'
« Adieu mon village », ' Primero yo' « Moi, d'abord »,
'Traición' « Trahison »,' Medianoche « Minuit »', 'Todavia
hay otarios' « Il y a encore des idiots », ' Cruz de Palo'
« Croix de bois », ' Senda Florida' « Sentier fleuri »,
'Echando Mala' « D'échec en échec », 'Zaraza'
« Zaraza :ville d'Argentine », 'Trenzas Negras' « Tresses
noires », 'Noche Callada' « Nuit calme », 'Cachadora',
« Moqueuse », 'Alma de Loca' « Âme de
folle », ' Allá en el Bajo', « Là-bas, dans le bas-quartier »,
'Carnaval', « Carnaval », 'La Reina del Suburbio' « La Reine du
faubourg », ' Lo han visto con otra' « On l'a vu avec une
autre », 'Anoche a las dos' « Cette nuit, à deux
heures »(interprété avec la chanteuse Elba Dell'Orso, qui chantait
habituellement avec l'orchestre de Pizarro), 'Por el camino adelante' « En
avant par le chemin », 'La Quema' « la Brûlure », 'Ojerosa'
« Égarée », ' les valses 'Añoranzas' « Nostalgies,
Regrets », 'Rosas de Abril' « Roses d'avril », 'Nunca te
olvides' « N'oublies jamais », 'Ramona' « Ramona », 'Nelly' « Nelly », ' Un placer '
« Un plaisir », ' Rosas de Otoño' « Roses d'automne », 'El
Trovero' « Le Trouvère », les fox-trots ' Manos Brujas'
« Mains ensorcelées », 'La canción del Ukelele' « la chanson de
l'Ukelélé », ' La hija de la Japonesita' « La fille de la petite
japonaise », et la zamba 'Las Madreselvas' « les
Chèvrefeuilles ». Il est opportun de rappeler que ces titres ne furent pas
extraits d'un article de journal, ni d'un programme de chant, mais qu'ils
furent évoqués par Carlos Zinelli à José Luis Macaggi plus de cinquante ans
après les faits. Bien qu'il n'y ait pas de raison pour douter de la
véracité de cette information, il n'existe pas d'éléments qui pourraient le
certifier à ce jour . Nous les avons transcrits pour mentionner la seule
reconstitution existante du répertoire que le public parisien écouta à cette
époque.
Le même Zinelli se
souvient, - et nous insistons sur la
prudence que l'on doit avoir face à des témoignages – d'un groupe d'argentins
qui furent témoins des débuts de Gardel au Florida, et il est possible qu'ils
aient aussi été présents au Fémina, en considérant dans certains cas le lien
qui les unissait au chanteur : En
voici la liste, entièrement crédible -bien que peut être incomplète- que nous
donnons ci-après : Eduardo Trongé, Pascual Contursi (qui commençait déjà à
avoir des troubles mentaux), Arturo de Vedia, Vicente Madero, Ezequiel Luro,
Nicolás del Campo, Carlos Lenzi, Macoco Alzaga Unzué (Qui cherchait des
voitures de course en compagnie de Raúl Riganti), les frères Juan y Domingo
Torterolo, Eduardo Bianco, ‘Bachicha’, Héctor Behety”.
Zinelli mentionne Carlos Cesar Lenzi, mais on
a la preuve que ce dernier connût Gardel le 6 mars 1929 et, selon ses dires ce
fut un inoubliable cadeau royal. D'autre part, en considérant les
fonctionnalités de cette soirée nous
savons que furent présents le corps diplomatique, les imprésarios, et les
journalistes spécialisés, omis de la liste dressée par Zinelli.
Le succès du Fémina
fut si grand que Gardel, surpris par un public qui applaudissait avec frénésie
et demandait à réentendre les morceaux, s'exclama en disant à ses partenaires
dans les coulisses.
« Mais,... nous sommes à Paris ou à Buenos
Aires ? »
La représentation
terminée, les protagonistes de cette nuit partagèrent un dîner entre copains au
cabaret « El Garrón », selon les souvenirs de Manuel Pizarro, et
continuèrent ensuite les festivités à « l'Embassy », que dirigeait,
conjointement au « Florida » et au « Palermo », Paul Santo
surnommé « Le Napoléon des boites de nuit ».
Le lendemain, "l'intransigeant"
rapportait : "Depuis que cette chanson appelée tango, musique
mélancolique de Buenos Aires est arrivée à Paris voici quelques années, en
passager clandestin, violeur de frontières, jamais nous ne l'avions écouté
chanter comme hier soir, dans le festival très applaudi du Fémina, ajoutant par
son art quelques rayons de plus à la Ville Lumière."
Le 2 octobre, Gardel
envoya à son mandataire de l'époque, José Razzano, un télégramme amplement
diffusé dans lequel on peut voir la confusion horaire due au manque de
repos : « Hier soir, me suis présenté Théâtre Fémina, triomphant
énormément. . Affectueusement.
Embrassades Carlos. » .
Ce même jour, la presse parisienne développait avec force détails, le laconique « triomphant énormément » du télégramme :
Paul Grégorio écrivait dans « Comoedia » du 2
octobre 1928 :
« Le public privilégié qui
assistait dimanche, dans la salle du
Théâtre Fémina, au Gala de bienfaisance organisé par M. Paul Santo, sur
la demande de Carlos Gardel, au bénéfice des sinistrés de la Guadeloupe,
gardera de cette soirée une inoubliable impression d'art.
Le programme, composé avec un
éclectisme raffiné, réalisait une heureuse alternance de musiques et de danses
anciennes et modernes. Toute la grâce mièvre du dix-huitième siècle opposait sa
douce poésie à la bruyante allégresse de notre temps. Harpes, violons,
clavecins, gavottes et menuets rivalisèrent pour notre ravissement, avec les
saxophones des jazz rythmant de frénétiques charlestons, puis avec les
nostalgiques accords de l'orchestre Pizarro. On fit fête aux interprètes :
aux tziganes de M. Press ; à la divette (chanteuse d'opérette) Olga Galitch ;
au charmant quatuor de harpes de Mlle Raymonde Riou ; au jazz américain de
Léon Abbey ; aux danseurs excentriques Marguerite Wales et Nicolas ;
à l'appétissante danseuse américaine Thelma de Lorez ; aux trépidants Wilkins et Rilley ; à l'étoile Emmy
Magliani, prêtresse de la pure danse classique et à son partenaire M.
Kennedy ; enfin à l'exquise Simone Valbelle qui chante et joue du violon
avec sentiment.
Après ce fut le triomphe de Carlos
Gardel. Quel artiste admirable ! Toute l' âme de l'Argentine est dans ses chansons.
Il les dit dans leur langue maternelle, l'espagnol, mais il nous les traduit
dans un langage si clair par les inflexions de la voix, l'expression du regard
et la plus extraordinaire mimique du visage, que rien n'échappe à notre
compréhension. Nous avons profondément senti tout ce qu'il y a de tendresse, de
naïveté, de poésie, de passion ardente et mélancolique dans l'âme mystérieuse
d'un gaucho ou d'une jeune fille sud-américaine. Carlos Gardel sera demain
l'enfant gâté de Paris. Remercions M. Paul Santo de nous avoir révélé un tel
artiste ».
Paul
Grégorio
Extrait de
« Comoedia » du 2 octobre 1928
Quant à Jacques
Patin, il écrivait dans « Le Figaro » :
THÉÂTRE
FÉMINA : Le chanteur de Tangos Carlos Gardel ; Spectacle de
gala.
« Le gala
de bienfaisance donné l'autre soir au Théâtre Fémina au profit des sinistrés de
la Guadeloupe, et que n'a pu présider le ministre des colonies, blessé comme on
l'a vu dans un accident d'auto, nous a valu le plaisir d'entendre le célèbre
chanteur de tangos Carlos Garden (sic) présenté pour la première fois en France
par M. Paul Santo. Carlos Garden qui porte le costume national des gauchos et
qu'assistent ses trois guitaristes habituels, chante en s'accompagnant lui même
sur la guitare. Les modulations, les inflexions de sa voix et les jeux d'une
physionomie singulièrement mobile sont donc ses seuls moyens d'expression. Mais
il en use avec un art consommé et l'on a l'impression qu'il exerce sur le
public une sorte de charme magnétique. Très habilement, Carlos Garden, à chaque
refrain, se soustrait aux regards en s'inclinant de profil derrière le manche
de son instrument et il peut ainsi à chaque couplet montrer un visage neuf. Son
chant, parfaitement cadencé, est surtout fait de nuances et de douceur, mais il
y passe des accents tragiques, des cris d'orgueil et de révolte, d'allégresse
et d’enthousiasme qui alternent avec de plaintives mélopées et des récitatifs
d'une tendresse et d'une mélancolie caressante. Carlos Garden a interprété
toute une série de tangos où se reflète l'âme sentimentale et chevaleresque de
son pays. L'élégante assistance, composée en grande partie de membres de la
colonie sud-américaine, lui a fait un succès triomphal....
(…... paragraphe omis, qui n'évoque rien sur Gardel. …..)
L'accueil réservé à l'orchestre
Pizarro n'a pas été moins chaleureux. Avant M. Carlos Garden, il nous avait
entraîné parmi les solitudes de la pampa où monte la chanson des gauchos,
accordéons, violons et guitares avaient scandé d'autres tangos et rythmé
d'autres airs populaires, ceux du Péricon, notamment, la danse nationale
sud-américaine dont les figures variées rappellent nos quadrilles d'autrefois
et nos rondes rustiques.
Mlle Olga Galitch dont la voix ample
est chaude et fort agréable et qu'accompagnait l'excellent orchestre tzigane de
M. Press, avait inauguré brillamment cette brillante soirée ».
JACQUES
PATIN.
Article du « Figaro » du 2 octobre 1928
Nous mettons l'accent sur le fait que le
Ministre des Colonies, M. Léon Perrier n'a pas assisté au gala du
« Fémina », car il circule des déclarations du journaliste Edmundo
Guibourg qui signalent sa présence cette nuit là, en le nommant faussement
- « M. Duversain ». Toutefois, la presse fit état que dans la matinée du dimanche 30 septembre,
il inaugura un viaduc ferroviaire et assista ensuite à un banquet à Grenoble.
Dans l'après midi, alors qu'il se dirigeait vers la commune de Chantelouve,
récemment frappée par une tempête, sa voiture fut heurtée par un autre véhicule
sur une route de montagne. Si l'on considère les 600 kilomètres environ
séparant ces localités de Paris, nous pouvons en déduire que Monsieur Perrier
avait décliné sa présence au gala du « Fémina », à cause de ses fonctions ministérielles.
Quelques heures plus tard, Monsieur Albert Sarrault était nommé pour assurer
son remplacement durant sa convalescence.
Coupures de presse
signalant l'accident de Léon Perrier
Dans son édition du 3
octobre, dans la rubrique des Nouvelles Internationales, le journal « Le
Gaulois » exprime de manière brève et sans complaisance : « Au
théâtre Fémina, les personnalités les plus élégantes de la colonie
sud-américaine, assistèrent aux débuts du guitariste Carlos Gardel ».
Le même jour,
« Paris Soir » informait que « Le gala organisé dimanche au théâtre Fémina par M. Paul Santo,
au bénéfice des sinistrés de la Guadeloupe a eu un succès important.
Carlos Gardel, le
créateur des tangos à la mode a été très applaudi et la recette de la soirée a
été très importante ».
De son côté, la revue
« La rampe », dans son édition N° 482, correspondant à la première
quinzaine d'octobre, n'épargne ni éloges, ni de place pour se référer au chanteur :
« Une étoile célèbre en Amérique du Sud, vient d'être révélée au public
parisien. C'est Carlos Gardel, chanteur sud américain, créateur de tous les
tangos à la mode.
Présenté à la presse par Paul Santo
au cours d'un gala de bienfaisance au théâtre Fémina, son succès fut triomphal.
Voici en quels termes
parle de lui un de ses compatriotes, ami d'enfance, qui le connaît bien et qui
a su aussi bien analyser son âme que son talent.
« Carlos
Gardel ! Son chant d'oiseau créole est une langue universelle qui dévoile
aux yeux du monde entier l'âme argentine et ses mystères.
Chaque note de ses chansons est un
écho des veillées aux ranchos des pampas lorsque les rudes gauchos se racontent
leurs exploits et se rappellent les épopées qui composent la tradition
populaire de la grande République. Carlos Gardel est le messager qui a
recueilli dans sa guitare toutes les palpitations du cœur populaire pour les
offrir aujourd'hui au peuple de la lumineuse France. Son art est agréable aux
sens, mais la science y trouve son compte car elle sait, dans l'austère
folklore, découvrir les moindres variations des pensées d'une race. Le chant de
Carlos Gardel, c'est la plainte du vent dans les branches, c'est la méditation
crépusculaire quand la nuit descend sur les espaces infinis. C'est le chant
même d'une nation qui, avec quelques notes mélancoliques exprime son orgueil,
ses joies et ses douleurs.
Carlos Gardel est un
troubadour argentin semblable au légendaire Santos Véga et à ses disciples,
qui, la guitare au dos et le front débordant d'harmonies, traversent le monde
et inscrivent l'âme de leur patrie et de leurs frères, gauchos ou indiens, sur
une simple portée musicale. C'est un « prisme » sonore où se jouent
les reflets des émotions sud-américaines telles qu'on les trouve dans
l'allégresse d'une chanson, dans l'angoisse d'une autre ou dans la tendresse
d'une vidalita, avec les modulations qu'un cœur sensible reçoit des
vastes plaines argentines, des coteaux uruguayens, ou des Cordillères du Chili.
Choses et gens, la paysanne,
le cheval et le poignard prennent corps dans ses chants et bercent sa
nostalgie, cette nostalgie faite des passions du gaucho : l'amour et le
patriotisme, la loyauté et l'amitié, l'énergie et le courage.
Et il nous rapporte aussi des villes
l'âme du faubourg. Le pittoresque faubourg où le peuple aime et souffre. Carlos
Gardel nous en évoque les amours, les peines, les plaisirs, les fatigues, les
espoirs, les vertus et les vices dans d'irrésistibles tangos.
Parfois, comme en un drame réaliste
et rapide, il nous montre des scènes de basses passions et de cruautés telles
qu'elles se déroulent dans les ruelles des bas quartiers, de ces quartiers où
la ville fiévreuse rejette ses épaves comme la mer jette son écume aux rochers.
Il nous chante aussi les amours
ingénues de la midinette, ses illusions, ses déceptions, ses rires, et ses
larmes. Il nous découvre l'âme de la petite ouvrière que les lumières de la
ville éblouissent si facilement, et qui va, fascinée, vers le luxe mondain et
le tintement de l'or. Mais dans la navrante histoire de sa chute, une note
sentimentale rappelle la vieille maman ou le fiancé délaissé, car il n'y a pas
de déchéance humaine où ne survive quelque sentiment de tendresse et de bonté.
Enfin, par un cosmopolitisme
comparable à celui de la lointaine Buenos-Ayres, gouffre où se fondent toutes
les races, où se mélangent toutes les passions, Carlos Gardel fait vibrer dans
ses chants l'amour des Françaises spirituelles, des Espagnoles passionnées,
puis des ardentes Italiennes dont les beautés et les ardeurs précipitent le
rythme des cœurs argentins. Parce que l'harmonie, langue divine est la langue
« langue
que pour l'amour inventa le génie »
de Carlos Gardel, les Français l'écouteront comme il est écouté là-bas,
et sans doute bien des paupières tenteront vainement de retenir les larmes que
son prodigieux talent fera monter du cœur aux yeux de ses auditeurs ».
HERNAN
CARRIL
Directeur
du « Palermo »
Le même numéro de
« La Rampe » se réfère à nouveau à Gardel dans la rubrique « la
Rampe du Music-hall », où l'on fait
une synthèse du programme de cette nuit au « Fémina[5] ».
L'article reprend les numéros artistiques dans l'ordre que l'on suppose être
celui de leur passage : l'orchestre gitane de M. Press, le quatuor
de harpes de Raimunde Riou, des Tangos par l'orchestre Pizarro,
« Le « Péricon » dirigé par M. Volpi, le jazz de Léon
Abbey, les chorégraphies de Pierre Sandrini, les mimes de Emmy
Magliani, et des interprétations faites par Mlle Simone Valbelle.
« Enfin, Carlos Gardel. Un
chanteur. Simple d'aspect, sa guitare en bandoulière, le voici, assis sur un
tabouret. Il chante une chanson d' Argentine. Et défilent l'hacienda, les
caballeros, les chercheurs d'or, la place du village, les troupeaux de bœufs,
les bouges, la pampa, le port. Voici toute l'Argentine, soudain évoquée avec un
art si simple, si direct, si profond, qu'il surprend avant de charmer. Puis on
est pris par le grand talent de cet artiste incomparable. Un artiste, un vrai,
dans le sens profond de ce mot gâché. Cinq, dix chansons. Gardel continue,
pince sa guitare et chante : l'amour, le chagrin, la douleur, la joie, le
désespoir où la fête au village, toute la gamme de la vie jaillit avec un
magnétisme singulier. Je ne saurais mieux comparer sa force d'attraction qu'à
celle de Raquel Meller. »
(…)
Enfin, la
clientèle qui jadis, se pâmait au son des orchestres tziganes des restaurants
et des dancings, prend goût à l'art
incontestable d'un Gardel, d'un Pizarro, d'un Abbey – si différents, mais tous
artistes, - les exige même pour son plus
quotidien délassement.
JACQUES
CHABANNES
Bien que le paragraphe se
rapportant à Gardel ne figure qu'en seconde page , l'article complet de « La RAMPE » est présenté
ci-dessus aux lecteurs.
Après ce passage sur
scène, Carlos Gardel devint une des figures les plus cotées de Paris, capitale
de l'art, de la culture et du bon goût. Mais alors que l' artiste vivait la
vertigineuse ascension de sa carrière, la salle où il avait reçu ses premiers
applaudissements devait affronter de sérieuses difficultés, face à la
progression du cinéma sonore.
Ainsi, à peine plus
d'un an après ce gala, le 23 décembre
1929, le Théâtre Fémina donnait sa dernière représentation :
« The Barker », de Kenion Nicholson.
André Gailhard avait dirigé la salle depuis 1921, et comme cadeau
d'adieu offrit un long reportage signé « G.K. » qui faisait la
synthèse de l'histoire du « Fémina » et réfléchissait sur le futur
des arts scéniques. Ce reportage était accompagné de l'unique photographie que
nous avons trouvée de la façade de ce théâtre.
Aujourd'hui, plus
rien ne reste de cet édifice qui fut
l'objet en 1907 d' une vaste description dans la revue « La Construction
Moderne », et qui fut le lieu de tant d'histoires artistiques, parmi
lesquelles celle-ci, qui résonna dans les coulisses avec timidité et
surprise :
« Pero che..
estamos en Paris o en Buenos Aires ? » (Mais . .. on est à Paris ou à Buenos
Aires?)
Georges GALOPA - Ana TURÓN
Andolsheim (France) - Azul (Argentine)
Septembre 2016
Sources
Consultées :
LIVRES :
BARCIA, José – FULLE, Enriqueta – MACAGGI,
José Luis: Primer Diccionario Gardeliano. 2da Ed. Corregidor, Bs. As., 1991
DELMAR, Alberto. Gardel, el encanto magnético
(vida del cantor fascinante y retrato de una época). Ed. Vinciguerra. Bs. As.,
1996
FEBRÉS, Xavier: Gardel a Barcelona i la febre
del tango (Ed. Pòrtic. Barcelona, 2001)
HERNÁNDEZ, Anastasio: Vida y Obra de Carlos
Gardel (Ed. Del autor, Córdoba, 1996)
MACAGGI, José Luis - ZINELLI, Carlos: Carlos
Gardel. El resplandor y la sombra. Ed. Corregidor, 1987
MORENA, Miguel Ángel: Historia Artística de
Carlos Gardel. Estudio Cronológico. 5ta edición ampliada y definitiva. Ed.
Corregidor. Bs. As., 2008
PELUSO, Hamlet – VISCONTI, Eduardo: Carlos
Gardel y la Prensa después de su muerte (1935-1950). Ed. Corregidor, 2014.
ZALKO, Nardo: “Un siècle de Tango.
Paris-Buenos Aires” (Éditions du Félin, París, 1998)
LES GUIDES BLEUS – PARIS ET SES ENVIRONS. Hachette
(Paris, 1924)
PARIS ET SES ENVIRONS – Baedker (Paris, 1931)
REVUES:
Revista “La Construction Moderne” (Paris,
1907)
ARCHIVE
AUDIO:
“El Gardelazo”, micro radial (1981-1987) a
cargo de Luis Ángel Formento y Antonio Carrizo.
SITES
WEB
central-meteorológica-y-geológica-del-caribe
Bibliothèque Nationale de France
[1] De façon erronée, Edmundo
Guibourg déclara que les guitaristes de Gardel en cette occasion étaient
Barbieri et Riverol. Mais ce dernier fut incorporé à l'accompagnement musical
en 1930.
[2] Expression «
« Siempre hace falta alguno que cebe mate » ( en verlan « hacer
mate » devient « cebar maté »)
signifie : il faut quelqu'un pour
chauffer l'eau du maté, une chose simple mais qui prend du temps, un travail
pour ceux qui n'ont pas grand chose à faire. Le jeune Ricardo allait en Europe
pour travailler et cela justifiait les frais engagés.
[3] Le texte signale « deux jours après son
arrivée » à Barcelone, c'est à dire le vendredi 28 septembre, alors
qu 'en vérité ce jour là, le chanteur était sur le sol français.
[4] Carlos Zinelli affirme dans
« Carlos Gardel, el Resplandor y la Sombra » (1987) (Carlos Gardel, la Lumière et l'Ombre), qu'en
1928 il était à Paris, comme musicien du sextet que dirigeait Carlos Spaggiari
et qu'il a partagé la scène avec Gardel durant trois mois. Bien qu'il n'y ait
aucun motif pour mettre en doute ses affirmations, nous n'avons pas pu trouver
trace de ses souvenirs dans la presse française, ni son retour au pays dans les
archives du CEMLA (Centre d'Etudes Migratoires Latino Américaines ).
[5] Page illustrée par la photo
d'Edmonde Guy, qui à ce moment là se présentait au « Palace », selon
le début du même article.