Sa rencontre avec Enrico Caruso
e vapeur« Infanta Isabel » était un paquebot de ligne à double hélice de la « Naviera Pinillos » qui reliait l''Espagne (depuis Barcelone, Valence, Málaga et Cadix) à Montevideo et Buenos Aires, avec escales à Las Palmas (îles Canaries) et Santos (Brésil). Construit par les chantiers navals Kingston de la société Russel&Co à Port Glasgow (Écosse), il fut lancé le 29 juin 1912 et baptisé ainsi en hommage à la fille de la reine Isabelle II d'Espagne (qui régna de 1833 à 1868).
L' « Infanta Isabel » était un des plus grands et des plus luxueux transatlantiques espagnols : 8182 tonneaux, 16500 tonnes de déplacement, 145 mètres de long, 17,8 mètres de large et une vitesse de 18 nœuds. Il transportait 1900 passagers répartis en première classe, deuxième classe, deuxième classe économique, troisième classe préférentielle et troisième classe ordinaire.
L'équipage comprenait 189 personnes et à partir de janvier 1915, il fut commandé par le capitaine José Subiño Martinez, un marin d'au moins 15 années d'expérience qui avait auparavant pris le commandement du "Pio IX", du "Valbanera" et du "Barcelona" qui appartenaient tous au même armateur "Naviera Pinillos". En 1919, José Subiño Martinez devint le chef de la Compagnie, et en 1924 il fut son représentant dans la participation au projet de la fondation du Musée Naval de Barcelone[1], où son nom figure sur les documents en tant que "Capitaine Inspecteur".
Une brochure de l'époque signale que la coque et la machinerie furent construites sous la supervision directe de techniciens de la compagnie de navigation, en respectant les lois américaines d'émigration et en portant une attention spéciale sur la sécurité des passagers. La coque était divisée en plusieurs compartiments étanches et avait un double fond sur toute sa longueur, subdivisé en réservoirs de ballast que l'on pouvait remplir d'eau ou vider, pour maintenir la stabilité du navire.
Vues de la Première Classe de l' « Infanta Isabel ». |
La première classe pouvait accueillir 150 passagers. Sa salle à manger était surmontée en partie centrale d' un dôme elliptique constitué de verres décorés. Les panneaux étaient en chêne du Japon avec des cadres en noyer, et les fenêtres carrées, construites spécialement, étaient munies de ressorts d'équilibrage. L'ambiance du salon de musique était claire et agréable avec un plafond de style "Tynecastle" aux délicats dessins, des tapisseries roses et dorées, des cloisons tapissées de soie avec des festons aux teintes raffinées, des plinthes et des meubles en acajou. Ce salon disposait d'un piano spécialement construit pour pouvoir jouer à bord et se trouvait à côté de la bibliothèque, également décorée en style Louis XIV.
Le fumoir avec des panneaux de chêne et des sofas en maroquin était orienté vers la poupe du navire.
La deuxième classe, d'une capacité de 120 personnes, était située à la poupe du navire. Ses cabines prévues pour quatre personnes disposaient, tout comme les premières classes, de ventilateurs et de sonnettes électriques, et avaient un accès direct aux flancs du navire pour bénéficier de la lumière du jour et de la ventilation.
La salle à manger avec des meubles en chêne foncé était située sur le pont supérieur, au dessus des cabines et possédait un piano. A l'arrière de cette pièce, côté poupe, on accédait au salon fumeurs, au bar et aux lavabos.
L' « Infanta Isabel » effectua sa première traversée au départ de Barcelone le 28 septembre 1912 ; En 1914, il participa au rapatriement de citoyens des États Unis d'Amérique bloqués par la guerre en Europe ; En 1919, il ramena en Amérique du Nord des troupes depuis Marseille et Bordeaux, et en 1925 il passa sous le pavillon de la « Compañía Oceánica » tout en conservant le même nom.
En 1914, le « Príncipe de Asturias », son navire-jumeau, le rejoignit en service. Il comportait des améliorations de taille et de puissance par rapport à la conception originale, ainsi que des ponts fermés (ceux de l' « Infanta Isabel » étaient ouverts).
A la suite de difficultés économiques, la « Naviera Pinillos » vendit en 1921 sa flotte à la « Compañía Transoceánica de Navegación », flotte qui comprenait le bateau que nous évoquons. En 1926, ce bateau fut vendu à la Compagnie japonaise « Osaka Chosen Kaisha » qui le rebaptisa du nom de « Midzuho Maru ».
Le 21 septembre 1944, il fut torpillé et coulé par le sous marin américain USS Redfish.
Gardel et Razzano utilisèrent les services de ce navire pour franchir pour la première fois les limites du Rio de la Plata. L'idée serait née à Montevideo à la mi-juillet, lors d'une rencontre du duo avec Enrique Arellano. De retour à Buenos Aires, l'idée fut transmise à Santiago Fontanilla et Pascual Carcavallo -imprésario et secrétaire du « Teatro Nacional »- qui confièrent au dramaturge Alfredo Duhau la formation d'une troupe artistique.
A Buenos Aires, la nouvelle se propagea immédiatement et le 21 juillet, le journal « La Razón » annonçait :
« On nous informe de Rio de Janeiro que suite aux gestions du docteur Andrés Demarchi [2] et de Benjamin Bertoli Garay, avec la coopération du poète brésilien Coelho Netto, le maire du District Fédéral, le docteur Rivadavia Correia, a accepté de céder le Théâtre Municipal, à une compagnie théâtrale argentine qui viendra s'y produire ainsi qu'à São Paulo à la fin du mois d'août prochain ».
De son côté, le quotidien « O Paiz » de Rio de Janeiro, dans son édition du 9 août, informait que :
« La maladie récente de l'actrice argentine Angelina Pagano avait créé une série de difficultés pour la visite culturelle promue par Messieurs Demarchi et Bertoli Garay. Heureusement, l'imprésario argentin Fontanilla, qui s'est investi pour le succès de cette heureuse initiative a pu vaincre les obstacles de la manière la plus intelligente et propice pour atteindre les objectifs de ces représentations de théâtre argentin au Brésil.
Une fois écartée la dame Pagano pour des motifs qui sont du domaine public, elle fut remplacée par Angelina et Mamilla (sic) Quiroga, deux actrices originaires du Rio de la Plata, aux brillants antécédents artistiques : la première avait interprété pour le public uruguayen la pièce « Murelha » de Coelho Netto, et la seconde avait créé avec un succès plaisant la comédie « El hijo de Ager », du dramaturge argentin José González Castillo, une comédie qui resta à l'affiche 48 jours consécutifs.
Le premier acteur est Enrique Arellano, ancien élève de l'école de médecine de Montevideo, qui a abandonné ses études pour embrasser la carrière artistique, pour laquelle il éprouvait et éprouve toujours une sincère vocation.
La distribution est complétée par les actrices A. da Camara (Ada Cornaro),
Livia Zapata, Julia Parra, María Cambre, Rosa Catá, Elvira González, Matilde Ribera (sic) et Juana Zapata et par les acteurs Elías Alippi, Pancho Aranaz, José Casamayor, Dalmacio Casals, Alberto Oranis, Enrique Derosas (sic), Próspero Casamayor, Julio Ferreyra, Roberto Longo, Rafael Parra, Héctor Quiroga et Augusto Zamá.
En plus de ces éléments figurent de véritables artistes du folklore argentin, des chanteurs du cru qui, pendant les entractes, feront connaître au public carioca les principales formes de la musique populaire des Républiques Argentine et Uruguayenne. Il s'agit de Messieurs Gardel et Razzano.
La compagnie argentine embarquera à destination de Santos mardi prochain, et pour que la Compagnie Lyrique réalise ses représentations au Théâtre Municipal (de Rio de Janeiro), elle donnera d'abord une série de représentations à São Paulo, avant de venir dans notre ville »
La compagnie débutera durant la deuxième quinzaine de septembre.
Monsieur Carcavallo, administrateur de la compagnie Fontanilla informera en temps voulu de la date et du lieu de vente des billets d'entrée, faisant connaître la liste des familles qui ont déjà réservé des places, liste qui par elle même signifie la plus haute expression de notre monde social. »
Le quotidien «Correio Paulistano » de São Paulo publiait également un article le 17 août :
« La "Compañía Dramática Rioplatense" de Santiago Fontanilla et P.E. Carcavallo qui sera bientôt présente dans la capitale de notre province pour une visite de fraternisation culturelle avec le Brésil se compose des artistes suivants : Mesdames Ángela Tesada, Camilla (sic) Quiroga, Ada Cornaro, Rosa Catá, Livia Zapata, María Cambre, Julia Parra, Elvira González, Matilde Ribera (sic) ; et Messieurs Enrique Arellano, Elías Alippi, Pancho Aranaz, Héctor Quiroga, Augusto Zama, Enrique Derosas (sic), José Casamayor, Julio Ferreyra, Próspero Casamayor, Raphael Parra, Alberto Dranis (sic), Dalmacio Casals et Roberto Longo.
Une sélection de pièces choisies parmi les meilleures d'auteurs argentins, brésiliens et uruguayens figurent dans son répertoire. De plus, les chanteurs (de folklore) Gardel et Razzano interprèteront des chansons provinciales argentines avec un accompagnement de guitares.
La billetterie du Théâtre Municipal est ouverte de 10 heures à 17 heures pour la vente des billets des dix représentations qui seront données dans ce théâtre. Parmi les directeurs de la "Compañía Dramática Rioplatense" figure comme directeur littéraire le Docteur Alfredo Duhau, un des plus remarquables journalistes de Buenos Aires.
La première de la compagnie aura lieu cette deuxième quinzaine d'août, laissant augurer une splendide période d'art dramatique ».
A une autre page, le même quotidien du matin offrait des entrées pour « la première apparition du Théâtre National Argentin, dont le prix des places oscillait de 20 à 350 réaux brésiliens ».
La "Compañía Dramática Rioplatense" fut officiellement constituée le 12 août dans le seul objectif d'accomplir cette « visite de fraternisation culturelle », et le 15 août, ses membres embarquèrent sur l' « Infanta Isabel » (sauf Carcavallo et Demarchi qui prirent un autre bateau), pour une tournée placée sous les auspices du Ministre des Affaires Étrangères brésilien de l'époque, le Général Muller.
Fontanilla y Duhau goûtèrent au confort de la première classe, tandis que le reste de la compagnie voyageait en seconde classe, (dont les équipements ont été décrits dans cet article).
En comparant les articles de journaux avec la liste des passagers -qui comprend aussi des membres de la famille de certains acteurs, dont certains, mineurs d'âge, étaient qualifiés « sans profession »-, on observe que tous les artistes mentionnés par la presse brésilienne n'ont pas effectué le voyage. De même Razzano, dans ses mémoires -rédigées par Francisco García Jimenez et confirmées par les programmes de représentations, des lettres et des articles de presse-, mentionne la présence d' Hector Quiroga et de Mathilde Rivera bien qu'on ne trouve pas leurs noms dans les documents présentés dans cet article.
Il est possible que Quiroga soit le nom de scène d'Hector Gutiérrez, bien qu'on ne puisse pas l'affirmer de manière fiable.
En outre, la liste des passagers qui est reproduite ci-après n'a pas été remplie en consultant les papiers d'identité : Elias Alippi est nommé « Isaís », Ada Cornaro « Ana », Razzano est écrit avec un seul z, et Gardel avec deux l...
Pour les raisons que nous venons d'exposer, nous faisons appel à la compréhension des lecteurs devant d'éventuelles erreurs dues à la transcription des noms :
Nom et Prénoms
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Nationalité
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Âge
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État Civil
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Santiago Fontanilla | Argentin | 40 ans | marié |
Alfredo Duhau | Uruguayen | 45 ans | marié |
María Cambe | Argentine | 23 ans | célibataire |
Manuela González | Uruguayenne | 37 ans | mariée |
Julia Parra | Brésilienne | 20 ans | mariée |
Enrique Arellano | Espagnol | 33 ans | célibataire |
Martínez Aranaz | Cubain | 31 ans | célibataire |
Enrique Rosas | Argentin | 27 ans | célibataire |
José Achumin (?) | Argentin | 25 ans | célibataire |
Alberto Drazme [3] | Argentin | 25 ans | célibataire |
Julio Barreiro | Uruguayen | 24 ans | célibataire |
Roberto Riville | Argentin | 25 ans | célibataire |
Juan Jolavella | Argentin | 24 ans | célibataire |
Casimiro Casamayor [4] | Uruguayen | 23 ans | célibataire |
Héctor Gutiérrez | Argentin | 27 ans | célibataire |
Roberto M. Longo | Uruguayen | 25 ans | célibataire |
Juan Gallino | Argentin | 26 ans | célibataire |
Isaías Alippi | Argentin | 33 ans | célibataire |
Agustín Zama | Espagnol | 36 ans | marié |
José Razano | Uruguayen | 28 ans | célibataire |
Carlos Gardell | Argentin | 28 ans | célibataire |
Camila Luvera [5] | Argentine | 22 ans | mariée |
Rafael Parra | Espagnol | 27 ans | célibataire |
Josefa Jimeno | Espagnole | 48 ans | mariée |
Luisa Jimeno | Espagnole | 22 ans | célibataire |
Enriqueta Jimeno | Espagnole | 20 ans | célibataire |
Carlota Jimeno | Espagnole | 17 ans | célibataire |
Francisco Jimeno | Espagnol | 15 ans | célibataire |
Clara Jimeno | Espagnole | 11 ans | célibataire |
José Jimeno | Espagnol | 9 ans | célibataire |
Ángela Rodríguez [6] | Uruguayenne | 30 ans | mariée |
Ana Cornaro | Argentine | 30 ans | mariée |
Ana de Zapata | Argentine | 47 ans | mariée |
Silvia Zapata [7] | Argentine | 22 ans | célibataire |
Rosa Catá | Argentine | 24 ans | célibataire |
Durant ce voyage Gardel et Razzano firent la connaissance du ténor Enrico Caruso qui retournait en Europe. Il était arrivé en Argentine le 13 mai à bord du « Tomaso di Savoia », en provenance de Gènes, pour une série de représentations données avec le baryton italien Tita Ruffo aux théâtres Colón de Buenos Aires et Solis de Montevideo où précisément Gardel et Razzano s'étaient produits en juin et juillet 1915. Mais ce fut à bord de l' « Infanta Isabel » qu'ils partagèrent des moments dont ils se rappelleraient toujours, bien qu'il existe des variantes selon les versions rapportées.
D'après les mémoires de Razzano, rédigées par Francisco García Jimenez, Caruso leur chanta en privé un fragment de l'opéra « Les Huguenots » :
Arrivée de Caruso à Buenos Aires, le 13 mai 1915 |
Durant ce voyage, Caruso n'honora pas les passagers de la toute première catégorie du plaisir de l'écouter en privé. Mais un matin il demanda à Gardel et Razzano de venir dans le salon du navire où il faisait des essais vocaux pour «les Huguenots ». Et là, il chanta uniquement pour eux tous les morceaux qu'ils souhaitaient.
Gardel, pour sa part, évoquera cet épisode en 1933 :
« Je connus Caruso lors d'une tournée que nous fîmes au Brésil... Le plus grand ténor de tous les temps m'a beaucoup félicité. Il ne pouvait pas croire que je n'avais jamais étudié le chant... et il voulait me dire qu'il fallait à tout prix que j'aille aux États Unis.... 'Jeune homme, tu seras un roi là-bas' me disait le regretté Caruso...
- Et tu n'as pas accepté ? - lui demandai-je
- Qu'est ce que j'allais accepter !... je garde toujours deux lettres de Caruso, qui étaient remplies de recommandations à de hautes figures de New York...Je n'y suis pas allé parce qu'à Buenos Aires, je laissais une chose que.... Gardel s'interrompt. Je l'interroge, implacable :
- Oui, bon,.... une femme.....j 'étais amoureux...
- Ah ! Tu étais...
- Oui, j'étais, et je ne le suis plus... C'étaient des choses de jeunesse...
Ce paragraphe doit être pris avec la prudence qu'exige tout témoignage, de plus lorsqu'il est rapporté par une tierce personne, – dans ce cas un journaliste qui n'épargna pas d'enjoliver son texte pour le rendre plus attractif pour les lecteurs-, mais il n'y a pas de raison de mettre en doute que Caruso ait incité Gardel à continuer sur la voie du chant, à acquérir des techniques vocales, à se perfectionner et -pourquoi pas- de mentionner vaguement la possibilité de quelque nouvelle rencontre.
Trois ans plus tôt, pendant la visite de Gardel au journal de Tandil « Nueva Era », le même journaliste avait évoqué cet épisode en ces termes :
"Pascual Carcavallo, le plus populaire des imprésarios argentins accompagna Gardel et Razzano lors d'une tournée au Brésil. Dans un théâtre de Rio de Janeiro, Gardel chanta plusieurs morceaux. Parmi l'assistance se trouvait le grand Caruso. Quelle belle voix ! dit-il, Où a t-il appris la musique et le chant ? Pascual Carcavallo répondit : ' Il ne connaît pas la musique et il a appris seul'.
Imaginez vous la stupeur de Caruso, Il ne pouvait pas croire, lui qui avait dû faire de longues années d'études, que Gardel chantait si bien et sans être passé par un quelconque conservatoire de chant'
Les témoignages de Gardel et Razzano se rejoignent sur le fait que Caruso les écouta chanter et évalua leurs aptitudes vocales, mais cet épisode ne se produisit dans aucun théâtre de São Paulo du fait que le ténor italien ne débarqua pas au Brésil. Si cela avait été le cas, son nom figurerait sur les feuillets de débarquement publiés précédemment, au même titre que les 62 personnes qui sont mentionnées, mais Caruso était en transit et son arrivée en Espagne à bord de l' « Infanta Isabel » fut rapportée par le journal « La correspondencia de España » du 4 septembre 1915 :
L' « Infanta Isabel . Vigo (vendredi soir) . Le transatlantique Infanta Isabel est arrivé en provenance de Buenos Aires. Sur ce bateau voyagent 424 passagers pour Vigo et 926 pour Cadix et Barcelone. Parmi eux, le ténor Carusso (sic) qui rentre en Italie.
Le journal espagnol confirme les souvenirs de Gardel et Razzano, et fait de leur rencontre avec Caruso un fait plus historique qu' anecdotique. |
Caruso avait quitté la tournée à Montevideo [8] pour retourner en Europe sur l''Infanta Isabel' pendant que le reste de la Compagnie Lyrique dont il faisait partie continuait ses représentations au théâtre 'Solis' pour ensuite embarquer en direction de Rio de Janeiro, étape suivante de la tournée.
Ces événements ont peut être été un sujet de conversation et d'entente avec Santiago Fontanilla, l'impresario de la 'Compañia Dramática Rioplatense', car loin de toute rivalité, il semblait exister d'excellentes relations avec la Compagnie Lyrique, si l'on se fie à l'article de journal précédemment mentionné : " La 'Compañía Dramática Rioplatense' embarquera ( ..) mardi prochain, et pour que la Compagnie Lyrique réalise ses représentations au théâtre municipal, elle donnera en premier une série de représentations à São Paulo, se transportant plus tard dans notre ville ".
Les éléments trouvés jusqu'à maintenant indiqueraient que Santiago Fontanilla et/ou Alfredo Duhau auraient pu servir de trait d'union entre Enrico Caruso et le duo Gardel et Razzano.
La traversée dura trois jours et demi ; Ils arrivèrent au port de Santos le 20 août et débarquèrent le lendemain.
Un article de presse annonça leur venue, article qui mérite d'être traduit et transcrit pour connaître les attentes du public, les détails de la tournée et la personnalité des organisateurs :
La « Compañía Dramática Rioplatense » arrive aujourd'hui à São Paulo.
Notre capitale (provinciale) a été choisie pour recevoir les prémices de la visite de fraternisation culturelle promue par un groupe d'hommes de lettres parmi les plus brillants de la République Argentine. Et São Paulo qui se réjouit de mériter une si honorable distinction, se prépare avec sa société éduquée à l'école des beaux-arts et belles lettres à recevoir dignement et à applaudir la troupe artistique qui vient de la capitale portègne précédée de la meilleure renommée.
Messieurs Andrés Demarchi, directeur gestionnaire de cet échange et P. Carcavallo, administrateur du Théâtre National de Buenos Aires qui sont depuis quelques jours dans notre ville œuvrent pour le meilleur et le plus franc succès de cette noble initiative, qui complétant les grandes aspirations de l'ABC resserrera encore plus les liens de sympathie et d'amitié entre les deux grands peuples sud-américains.
Ces deux personnes, à qui l'on doit la réalisation de ce mouvement artistique, qui sans doute, contribuera beaucoup au rapprochement fraternel des pays limitrophes, sont enchantés de la manière dont ils furent reçus à Rio de Janeiro, où les plus hautes autorités politiques, les associations de gens de lettres et toute la presse n'économisèrent pas leurs applaudissements à cette idée, les comblant d'attentions courtoises.
De même, à São Paulo on est satisfait de la réponse enthousiaste du public pour les dix représentations annoncées et pour l'agitation suscitée par l'arrivée de la Compagnie Théâtrale du Rio de la Plata qui vient montrer sur la scène brésilienne les plus belles comédies et les plus beaux drames créés par le génie des plus illustres intellectuels des républiques éclairées du Rio de la Plata.
L'intérêt que ce mouvement est en train de soulever entre nos deux pays est si grand qu'hier, notre Ministre :le Dr Souza Dantas, a, depuis la république voisine, télégraphié à divers amis d'ici, recommandant le notable journaliste d' « El Diario », le Dr Alfred Duhau, directeur intellectuel de la « Compañia Dramática Rioplatense ».
Le brillant homme de lettres qui arrivera aujourd'hui à São Paulo est un grand ami du Brésil et a beaucoup œuvré pour une union complète entre sa patrie et la nôtre, en souhaitant les voir unies par les plus étroits liens d'amitié, ce qui est finalement l'aspiration de tous les grands esprits.
Espérons donc que nous saurons rétribuer avec notre cordialité et enthousiasme l'honorable visite de ces intellectuels représentants du pays de Saens Peña remarquable homme d'état qui prononça la célèbre phrase qui serait suffisante pour immortaliser son nom : 'Tout nous unit et rien ne nous sépare '.
La grande compagnie arrivera ce matin au port de Santos, par le vapeur «Infanta Isabel' et débutera dans cette ville la semaine prochaine.
Alfredo Duhau, dramaturge acclamé et vice directeur du journal 'El Diario' de Buenos Aires, arrive également en tant que directeur artistique. De plus, Il représente la 'Société Argentine des Auteurs Dramatiques et Lyriques'.
Le célèbre impresario argentin Santiago Fontanilla l'accompagne.
Hier soir, Monsieur Demarchi, dramaturge et homme de lettres du Rio de la Plata, a rendu visite à Monsieur Oscar Rodriguez Alvez, dans les bureaux de la présidence et à Monsieur Altino Arantes, secrétaire de l'intérieur. Il était venu attendre à São Paulo la « Compañía Dramática Argentina Tesada » dont il est le directeur artistique.
Cette compagnie, qui débutera au Théâtre Municipal, arrivera demain dans notre ville.
Le Dr. Demarchi est un animateur forcené du développement des échanges culturels entre les nations sud-américaines et le Brésil.
En accord avec ce qui avait été annoncé il y a quelques jours, Messieurs Demarchi et P.E. Carcavallo, administrateur de la troupe vont réserver les galeries du Théâtre Municipal aux seuls étudiants de nos écoles supérieures.
Le prix des billets, qui avait été fixé à 500 réaux par spectacle a été élevé à 1000 réaux sur l'initiative des mêmes étudiants, qui doivent dans un délai de trois ou quatre jours, réserver les carnets destinés à cet effet.
Monsieur Carcavallo distribuera les billets d'entrée à deux ou trois étudiants, qui s'engageront à les vendre à leurs camarades».
Gardel et Razzano avaient chanté dans des théâtres de Buenos Aires et de Montevideo, mais à présent ils faisaient face pour la première fois à un public qui ne comprenait ni la langue, ni les coutumes décrites dans leurs chansons.
Mais en plus de son importance artistique, ce voyage fut déterminant pour l'affirmation de leur identité personnelle : le 14 août, (soit trois jours avant d'embarquer), Gardel avait abandonné son patronyme « Gardes » d'origine pour adopter définitivement celui de « Gardel » sur sa carte d'identité, où il figurait comme argentin, né à La Plata, le 11 décembre 1887 (au lieu de 1890).
Il confirmera une partie de ces données le 8 octobre 1920, lorsqu'il se déclarera uruguayen pour éviter les sanctions de la législation française, entamant un chemin complexe que sera élucidé par son testament du 7 novembre 1933, certifié par le notaire Ibañez le 21 août 1935, et validé par les Justices Argentines et Uruguayennes durant les modalités de succession.
En prenant connaissance de l'ébauche de cet article, Georges Galopa, Vice président de l'Association Carlos Gardel de Toulouse signale : « Pour moi les choses deviennent claires : En 1915, Carlos Gardel a dit qu'il était argentin et donc il se devait de garder la nationalité argentine.
On sait qu'en 1915 il a voyagé avec de faux papiers d'identité argentins. Mais en 1915, la France est en guerre, et Gardel n'a pas envie de devenir argentin en révélant qu'il est français.
Donc en 1923, pour son prochain voyage à l'étranger, Gardel va obtenir la nationalité argentine, et aura de vrais papiers d'identité argentins grâce à une fausse déclaration faite au Consulat d'Uruguay de Buenos Aires ».
La rencontre avec Enrico Caruso a éclipsé tout autre souvenir d'une série d'anecdotes certainement fournies et pittoresques de la part des nombreux membres de la troupe artistique et on ne connaît que des choses vagues et imprécises qui se sont produites sur la terre ferme ou pendant le trajet du retour. Nous souhaitons malgré tout pouvoir approfondir en détail ce voyage et ce bateau sur lequel Gardel franchit les frontières du Rio de la Plata pour la première fois, et reçut les éloges d'un maître de l'art lyrique.
Ana TURÓN – 30 avril 2018
Texte traduit de l'espagnol par Georges Galopa.
Publié le 5 mai 2018.
Sources :
Ouvrages :
CALDERÓN, Carlos Manuel. Carlos Gardel. Nuevos aportes para su historia. Tandil, 1991
GARCÍA JIMÉNEZ, Francisco : Vida de Carlos Gardel contada por José Razzano. (Bs. As., 1946)
MORENA, Miguel Ángel : Historia Artística de Carlos Gardel. Estudio Cronológico. Edición Definitiva (Corregidor, 2008)
PELUSO, Hamlet – VISCONTI, Eduardo. Carlos Gardel y la Prensa Mundial (Crónicas, comentarios y reportajes de su época). Ed. Corregidor, 1991
ARCHIVES :
Archives Migratoires Brésiliennes
Centro de Migraciones de América Latina
Bibliothèque Nationale du Brésil.
Bibliothèca de l' Université de la Catalogne
Bibliothèque Nationale d'Espagne
Musée du Livre « Gardel y su Tiempo »
NOTAS:
[1] Le Musée Maritime de Barcelonne se créa en 1936
[2] Ne pas confondre avec le Barón Antonio Oscar Demarchi Croharé
[3] Alberto Drames
[4] Dite "José" par Razzano et García Jiménez
[5] Camila Quiroga (même âge et nationalité)
[8] Le 1 septembre la Compañía Lírica (formée par Tita Ruffo, 73 professeurs, 60 choristes et 24 danseuses) a fait sa première au Théâtre Municipal de Río de Janeiro.