e "Bal des Petits Lits Blancs"était une prestigieuse soirée de charité organisée par Léon Bailby (1817-1954), journaliste et directeur du journal "L’Intransigeant" pour financer une œuvre de bienfaisance fondée le 11 juin 1917 au profit des enfants atteints de la tuberculose. La soirée du 5 février 1929, placée sous le haut patronage du Président de la République, comprenait le dîner, le bal, le spectacle, une tombola et un souper, et attirait des personnalités appartenant à la culture et à l'aristocratie de toute l'Europe, ainsi que des hommes politiques, des diplomates et tout le gratin du monde du spectacle. Il fut interrompu pendant la deuxième guerre mondiale et relancé en 1947. Léon Bailby organisa le " Bal des Petits Lits Blancs" jusqu'à peu de jours avant sa mort, survenue le 19 janvier 1954.
La première édition du "Bal" eut lieu en 1921 à
Paris, au théâtre des Champs Élysées. En 1924, il passa à l'Opéra Garnier, où il y resta jusqu'en 1934[1]. A partir de 1935, il quitta
l' Opéra Garnier pour
d'autres lieux, comme la Côte d'Azur ou bien d'autres salles de spectacle
parisiennes [2].
Le Théâtre National de
l'Opéra fut conçu et construit par Jean Louis Charles Garnier (1825-1898)
et inauguré le 5 janvier 1875. Haut de
74 mètres il occupe une parcelle de 12000 m² en forme de losange, et dont la
façade occupe une extrémité. La salle de spectacle, de forme courbée, est
accessible par un réseau maillé de voies d'accès, et les salons sont de forme
allongée ou arrondie ; le « Grand Escalier », de par
sa taille, favorise le déploiement des courbes des rampes et de balcons.
Plan du Théâtre |
Le « parti », c'est à dire l'idée force, la colonne vertébrale du projet, est articulé sur l'axe principal du bâtiment qui traverse la salle, cœur de l'édifice, avec d'un côté, (à l'avant du bâtiment) le grand escalier et le grand foyer, et de l'autre côté (à l'arrière du bâtiment), la scène et le Foyer de la Danse.
D'un luxe comparable à Versailles, et dans un style
que Garnier baptisa "Napoléon III ", la polychromie et la qualité des matériaux sont
présentes aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du bâtiment : pierres,
marbres et métaux, qui vont du blanc au grenat, du vert de cuivre au
doré ; velours d'un vermillon intense, vases de Sèvres au bleu
caractéristique, lyres dorées d'Apollon de tous côtés,
groupes sculptés représentant la poésie, la danse, l'harmonie, immenses
candélabres, mosaïques, fresques et
miroirs reflétant chaque détail à l'infini... L'art lyrique, comme l'annonce la
frise de la façade principale, n'a jamais rencontré meilleure, ni plus luxueuse
expression. Les noms d' Haydn, Mozart, Pergolese ou Meyerber n'ont pu avoir de
meilleurs gardiens que les sculptures colossales de Pégase et d'Apollon.
Ancien plafond de l' Opéra de Paris, remplacé en 1964. |
En plus de sa beauté, la salle de spectacle est fonctionnelle. Garnier a étudié l'acoustique d'autres opéras européens et derrière les éléments décoratifs se cachent les dernières innovations techniques :
Les foyers, où le public fait une pause et se promène pendant les
entractes : le grand foyer de pratiquement 20 mètres de haut et de 60
mètres de long, est réputé pour ses glaces et les voûtes de Paul Baudry qui
évoquent la tragédie, la comédie et la musique. Au foyer de la danse, on
pouvait , à l'époque, rencontrer les danseuses.
Un secret
que tout musicien ou passionné devrait connaître est la Bibliothèque-musée de
l'Opéra, située sur l'aile ouest de l'édifice ( Pavillon de l'Empereur), et
considérée comme un département de la B.N.F. (Bibliothèque Nationale de France)
où ne peuvent accéder que les personnes munies d'une carte de chercheur
délivrée par la B.N.F.. Ouverte au public depuis 1875,
elle est spécialisée dans les fonds d'archives du théâtre de l'Opéra de Paris,
(et de son prédécesseur, l'Académie Royale de Musique), ainsi que de l'Opéra
Comique et elle conserve, entre autres, la
correspondance des artistes avec la direction de l'Opéra.
La
Bibliothèque a également en charge le musée, présentant des objets de
chanteurs, des tableaux, des bijoux de scène, et des maquettes de décors.
A travers les larges fenêtres de la salle, on observe la Place de
l'Opéra, et le très fréquenté Café de la Paix. Les bibliothècaires permettent
aux chercheurs de consulter des manuscrits, des plans de décors, des dessins de
vêtements, et d'autres richesses qui ne sont pas comprises dans le catalogue de
la Bibliothèque Nationale.
L'avenue de l'Opéra en 1929 (année de son 50ème anniversaire)
LE BAL DES PETITS LITS BLANCS DU 5 FÉVRIER 1929
Affiche du Bal des Petits Lits Blancs de 1929 (source : BNF. Paris) |
Le succès triomphal de Carlos GARDEL à PARIS avait débuté dès sa première apparition, le 30 septembre 1928, au théâtre« Fémina » sur les Champs Elysées , et se terminait en apothéose avec sa participation au "Bal des Petits Lits Blancs", le mardi 5 février 1929 à l'Opéra.
Les plus grandes vedettes parisiennes du music-hall, du théâtre, du
cinéma, des arts et même du sport participaient bénévolement à cette soirée qui
se déroulait devant "l'élite de PARIS et les plus grandes célébrités
mondiales présentes dans la capitale" comme le relatait dans ses
colonnes "Le Figaro" du 6 février 1929.
Pour l'illustration
graphique du bal de 1929, on fit appel à un jeune artiste
prometteur, Francis BERNARD qui réalisa
la première affiche de sa carrière dans le style Art Déco.
Cette fastueuse
soirée, présidée par le Président de la République, Gaston DOUMERGUE, se
déroula de la façon suivante :
A 19h45 :
Ouverture des portes pour les 600 personnes ayant réservé le dîner qui était
servi dans les deux loggias situées de
chaque côté du grand escalier de l'Opéra.
A 22 heures,
ouverture de l'Opéra au public pour le Bal, et à 23 heures début du spectacle
sur "le Pont d'Argent".
A la fin du
spectacle, un souper était organisé pour 600 personnes dans les mêmes loggias
situées de chaque côté du grand escalier de l'Opéra.
Cet événement
nécessitait d'importants travaux d'aménagements de l'Opéra. Dès le matin une
équipe d'ouvriers investissait les lieux pour recouvrir la scène, la fosse
d'orchestre et le parterre d'un vaste plancher qui permettait d'accueillir en tout un nombre
maximum de 5000 personnes au lieu des 2000 places assises que comptait l'Opéra
lors des représentations.
Léon BAILBY utilisa son journal « L'INTRANSIGEANT pour parler de ce grand événement :
Le 24 janvier 1929, soit deux semaines avant cet événement,
L'INTRANGEANT » publiait un article intitulé « Bonnes nouvelles de... »,
citant trois des principales attractions du Bal des petits lits blancs :
l'orchestre de Jack Hylton, l'orchestre argentin « Fuezado » (au lieu
de Fresedo) et le chanteur de chansons « espagnoles » Carlos Gardel !!
Le 1er février 1929, une semaine plus tard, « L'INTRANSIGEANT » publiait d'autres noms prestigieux comme le ténor Lucien MURATORE ou la chanteuse DAMIA en mentionnant : « Et mardi prochain 5 février, à l'Opéra, sur le Pont d'Argent, on entendra des orchestres et des chanteurs qui sont classés parmi les meilleurs du monde ».
Le Dimanche 3 février 1929, l'intrasigeant publiait
sur une pleine page comment allaient se dérouler les préparatifs de cette
grande fête.
Pose du plancher Pose du pont suspendu |
L'article précisait :
« Mardi, à onze heures du soir, commencera sur le Pont d'Argent la représentation du spectacle de notre Bal des Petits Lits Blancs. On lira ici même, si on ne le connaît déjà, le magnifique programme qui se déroulera sur le Pont d'Argent. Mais le public qui admire et applaudit les artistes se rend-il compte de l'effort patient qu'ils font pour se présenter à lui, au mieux de leur forme, comme on dit en terme sportif et des bonnes volontés qui les entourent dans la réalisation pratique de leurs numéros ? Regardez les photographies qui illustrent cet article. Quatre clichés vous donnent les quatres aspects de l'Opéra, qui voit réunis le soir de cette fête des milliers de spectateurs. C'est d'abord la pose du plancher, qui fait de l'Académie Nationale la plus grande et la plus moderne salle qui puisse se voir, ce sont ensuite les premiers travaux de la pose du pont suspendu qui permettra à tout le monde de contempler les numéros qui défileront et dont l'ensemble est unique à Paris.
Puis c'est une revue de la répétition de
l'après-midi, car tous ceux que vous voyez le soir, ont la patience,
l'obligeance et le scrupule artistique de venir entre une heure et six heures
de l'après-midi, répéter avec l'orchestre et mettre au point une mise en scène
étudiée de longue date. Tout cela, tout ce travail pour quelques minutes passées
dans l'atmosphère de la fête, sous l'éclat des lumières. Enfin, voici l'artiste
sur le Pont d'Argent. Il est là pour vous amuser, pour vous plaire et aussi
pour vous rappeler par sa présence que, pour une bonne œuvre, tout le monde à
Paris, public, acteurs , musiciens, régisseurs, machinistes, électriciens,
est capable de toutes les générosités et de tous les dévouements. Pour qui assiste à ces fièvreux
préparatifs qui doivent obligatoirement être faits à une vitesse record, -en
moins de cinq heures- pour qui regarde ce spectacle étonnant de l'activité
générale, pour qui entend, entre cent coups de marteaux, cent appels, mille
va-et-vient, l'orchestre, les artistes, accompagnant, répétant, dansant,
l'image d'une zone de féerie s'impose aux yeux. Car, ne dirait-on pas, quand la fête
commence, que c'est une baguette de fée qui a, d'un seul coup, fait surgir entre
les murs de l'Opéra, ce plancher, cette passerelle étincelante, ces lumières,
ces hommes et ces femmes ? Ce que
l'on ne dira jamais assez, c'est que tout cet ensemble de miracles est dû au
concours des directeurs de théâtre, des vedettes, des costumiers, des
décorateurs, de musiciens qui viennent de l'étranger, pour une audition de
quelques instants, de musiciens de chez nous, infatigables, des ouvriers
spécialisés, et aussi de cette Union des Artistes, qui réunit dans la
présentation qu'elle a préparée les plus beaux noms du théatre et qui fait
défiler ses amis pour rehausser l'éclat de cette fête de la Charité. Car c'est de la bonté qu'il s'agit. Car il
faut sauver des enfants malades...Cela explique tout mieux que des phrases...
Voila le secret d'une soirée comme celle du Bal des Petits Lits Blancs. - signé
J.M.
Pour accueillir le public, la façade de l'Opéra ainsi que le grand lustre furent décorés par des bandes lumineuses. Le journal 'L'Intransigeant' du 5 février 1929 annonçait : "Tandis que l'Opéra est déjà livré aux ouvriers des grands décorateurs lumineux PAZ et SYLVA, la façade extérieure du théâtre sera décorée exceptionnellement demain soir par le magicien de la lumière JACOPOZZI[3] qui a pris ses dispositions pour que le monument célèbre revête une parure de fête en accord avec la plus belle soirée parisienne de la saison".
Le prix d'une entrée individuelle était fixé à 200 francs.
Pour une place assise, il fallait ajouter un supplément de 200 francs pour un fauteuil d'orchestre, 300 francs pour une place en troisième loge et 250 francs pour une place en quatrième loge. Une première loge (6 fauteuils) coûtait 3000 Francs, tandis qu'une deuxième loge (comprenant aussi 6 fauteuils) valait 2500 Francs. A cela il fallait rajouter 100 francs par personne pour participer au diner servi à 20 heures ou au souper servi après le spectacle (ce prix comprenait une demi-bouteille de champagne). A titre de comparaison, le salaire mensuel d'un ouvrier à PARIS était de 1000 francs environ.
À gauche: "L'INTRANSIGEANT" du 8 février 1929 : Le diner servi
à 20 heures dans les logias de l'Opéra avant le Bal à 22heures et le spectacle
à 23heures.
À droite: Photo parue dans « L'INTRANSIGEANT » du 10 février 1929. On
peut voir au premier plan la passerelle du Pont d'Argent, et le nombreux public
présent sur la scène et dans les loges de l'Opéra.
Trois jours avant le bal, toutes les places
assises étaient vendues, il ne restait plus que des entrées individuelles pour
assister au spectacle sur le plancher de la scène de l'Opéra, sous le
"Pont d'Argent" comme on peut le voir sur la photo ci dessous.
L'inscription
visible au bas (64934 A) montre que cette photo est à l'envers, conformément
aux règles d'impression des journaux, afin de présenter sur papier l'image dans
le bon sens.
Affiche du bal annonçant les gros lots de la Tombola |
Chaque billet d'entrée donnait droit à une tombola où l'on pouvait gagner de somptueux lots. Les plus importants étaient un bracelet platine et "tout brillants" offert par les joailliers Sirop et Pauliet d'une valeur de 35 000 Francs et un manteau de fourrure d'une valeur de 25 000 Francs offert par la maison Weil. Le journal "L'Intransigeant" offrait 4 automobiles"Renault conduite intérieure" de 20 000 Francs chacune, Et il y avait aussi 60 robes de grands couturiers parisiens à gagner. Le prix total des lots atteignait la somme de 700 000 Francs de l'époque (soit le salaire de 58 années de travail d'un ouvrier parisien).
Liste des cadeaux offerts aux participants |
En plus de la tombola, chaque dame
se voyait offrir "une des 2000 paires de bas de soie "Marny"
présentée par de charmantes
ambassadrices dans leur jolie poupée
signée du talentueux Gerbs"[4]
. Cette distribution, qui visait à promouvoir l'industrie française du luxe eut
lieu à la Rotonde du Glacier, une pièce circulaire richement ornée de
sculptures, marbres et mosaïques, située à la droite de la salle de spectacle
de l'Opéra..
En plus de ces cadeaux, on distribua
également à l'assistance 500 sacs pour dames, 500 flacons de parfums et 100
colliers de perles.
Le Président de la République arriva
à 23 heures pour présider le spectacle donné sur le "Pont d'Argent".
Il avait été précédé par le Président du Conseil, Raymond POINCARÉ, (qui
fut Président de la République de 1913 à
1920), et par le Président de la Chambre des Députés, Fernand BOUISSON. Étaient également inscrits à cette soirée Sir
William TYRELL, Ambassadeur de Grande Bretagne et Monsieur QUINONES de LEÓN,
Ambassadeur d'Espagne, ainsi que les Ambassades et Légations de Belgique, du
Japon, de Norvège, de Tchécoslovaquie, de Yougoslavie, etc..
Arrivée du Président de la République au Bal des Petits Lits Blancs |
Le programme
présenté sur le "Pont d'Argent" était divisé en deux parties : la
première était consacrée aux célébrités du sport, de la chanson, de la musique,
des variétés et se terminait par le passage des "Girls" des grands
music-hall parisiens. La deuxième partie intitulée "Le Théâtre à PARIS" présentait les
régisseurs et les artistes des principales pièces de théâtre jouées dans la
capitale. Ainsi le spectacle commença et ce fut un tourbillon de célébrités qui
se succédèrent sur le "Pont d'Argent" pendant plus de trois heures.
Le speaker de la première partie était
SAINT GRANIER qui dirigeait la revue "Tout Paris" du "Casino de
Paris", situé à côté du cabaret Florida.
Après les premiers numéros
d'artistes, on présenta au public des vedettes françaises du sport : les cyclistes Lucien FAUCHEUX, champion de
France de vitesse sur piste, Roger BEAUFRAND, champion Olympique de vitesse sur
piste, Lucien MICHARD, champion du monde de vitesse sur piste et André LEDUCQ
vainqueur de la difficile course cycliste "Paris-Roubaix", puis le
boxeur André ROUTIS, champion du monde des poids plumes, suivi de Lucien GAUDIN,
double champion olympique d'escrime, et enfin les tennismen COCHET, LACOSTE, et
BRUGNON vainqueurs de la coupe Davis.
Il y eut aussi la présentation des
"20 plus belles femmes d'Europe", des "miss" de différents
pays qui étaient arrivées en France pour concourir au titre de "Miss
Europe".
L'Argentine était représentée par l’orchestre
d'Osvaldo FRESEDO qui jouait au cabaret "El Garrón", rue Pierre
Fontaine et par Carlos GARDEL, la
vedette du "Florida".
En l'absence des deux grandes
vedettes parisiennes : Maurice CHEVALIER qui était en Amérique, et MISTINGUETT
qui avait pris du repos après quatre mois à l'affiche du "Moulin Rouge",
les plus célèbres interprètes de cette soirée furent la chanteuse DAMIA, Lucien
MURATORE, ténor de "l'Opéra de Paris", Carlos GARDEL et Marie DUBAS, qui
était à l'affiche des 'Concerts Mayol'
Voici à présent
les commentaires de leurs différentes prestations publiées dans
"L'Intransigeant" du 7 février 1929 :
"....L'excellent
orchestre de M. Fresedo vient maintenant faire entendre son tango
d'Argentine. Le public apprécie ces musiciens qui comptent parmi les plus
notoires du genre dans le monde. Et c'est Damia dont le nom est applaudi
dès qu'il [5]
annonce le nom de cette magnifique chanteuse dont l'accent remue, avec "la
Complainte du Prisonnier", toute la foule....... Un peu de repos: on tire
la tombola. Cela dure dix minutes. Et le programme se continue par Carlos
Gardel et ses musiciens : toute la poésie du Sud Américain s'exprime dans
ses chansons dont le public goûte infiniment le charme et le caractère. ......... Un murmure de plaisir dans la salle
frémissante. Muratore apparaît avec ses guitaristes. Que dire de ce roi
des ténors? sinon qu'il reste égal à sa réputation mondiale et que ses exquises
chansons napolitaines ont un tel attrait pour les auditeurs qu'on ne se lasse
pas de lui en réclamer d'autres......... Marie Dubas : quand elle
arrive, on applaudit, quand elle eut chanté "Pedro" avec cette ardeur
étonnante, ce cran magnifique qui galvanise la salle, on l'acclama. C'est une
grande artiste."
L'édition du
journal "L'Intransigeant" du 5
février présentait le programme complet de cette soirée :
CARLOS GARDEL, ROI DE PARIS
Comme nous l'avons dit précédemment, en février 1929, Carlos GARDEL
jouissait d'un grand prestige : ses ventes de
disques atteignaient des records, la presse ne tarissait pas d'éloges à
son sujet, et comme consécration, sa photo avait fait la couverture du numéro
spécial de Noël de 1928 de la revue "La
Rampe" qui présentait et commentait les spectacles de la capitale
française.
Cette
photo de GARDEL portait la signature du Studio d'Art R. SOBOL, 18 boulevard
Montmartre à PARIS qui réalisait les photos de presse des grandes vedettes de
l'époque comme Maurice CHEVALIER, MISTINGUETT ou Joséphine BAKER.
Le journaliste
Horacio ESTOL a relaté ainsi l'invitation qu'avait reçue Carlos GARDEL pour participer au « Bal
des Petits Lits Blancs » :
« …
C'était vers la fin du mois de janvier de 1929, lorsque René Balbín[6] , un journaliste bien connu de Paris, vint voir
Manuel Pizarro, pour qu'il fasse l'intermédiaire auprès de Gardel.
-
Écoute bien, Carlos, lui dit
ensuite le patron du cabaret " El Garrón " ( c'est
à dire Manuel Pizzaro), il s'agit du gala de bienfaisance le plus important
de l'année. Le Président de la République y assiste ainsi que de nombreuses
autres personnes...
-
Quoi, rien
de moins que l'Opéra ?
-
Oui, bien
sur, je ne te dis pas... On sélectionne la crème des artistes de Paris et
… Écoute bien, ils souhaiteraient que tu
y participes...
-
Qu'est ce
que tu me racontes ? Chanter à l'Opéra de Paris..... Ça alors !
Effectivement,
c'était une soirée de bienfaisance parmi les plus importantes de Paris. Elle
s'appelait « Bal des Petits Lits Blancs » et réunissait des fonds
destinés à la lutte contre la tuberculose infantile, le tout organisé par un
des plus grands quotidiens du soir. Il ne fallait pas s'étonner, pour cela, que
se produisent les plus célèbres artistes de Paris, de sorte qu'en cette année
1929, Gardel partagea le programme avec Mistinguett, Chevalier, Lucien Boyer,
Lis Coty, Raimu, Henri Garat et aussi l'orchestre de Pizzaro. »
Cette note publiée en 1949, ne cadre pas entièrement avec
la réalité. Aucun des artistes cités n'a
participé à la soirée de 1929, et Manuel PIZZARO n'avait pas autant
d’influence qu'on veut bien lui attribuer sur les décisions prises par
GARDEL.(bien qu'ils étaient amis depuis leur jeunesse dans le quartier de
l'Abasto à Buenos Aires.
Le dialogue montre un GARDEL indécis et même craintif ,
acceptant finalement sur l'insistance de son ami. Cependant, dans une lettre
envoyée à José RAZZANO – son compère de duo artistique et son administrateur à
l'époque-, GARDEL avait écrit :
"En ce moment, je me prépare à chanter à l'Opéra de
Paris, dont nous parlions tellement dans notre jeunesse ... Qui aurait pu penser,
il y a 16 ans, dans ces contrées lointaines [7],
que j'arriverais à chanter à l'Opéra, devant toutes les personnalités du tout
Paris, en commençant par le Président de la République et ses ministres !
(…) Je suis la 'vedette', celle qui emporte les spectateurs et fait la
révolution, car on me fait jusqu'à dix rappels. Les journaux et le public me
considèrent comme un artiste extraordinaire et bien que je me heurte à
l'obstacle de la langue, ils me disent qu'ils comprennent tout par les
expressions du visage (…) J’acheterai un château colossal, au Bois de
Vincennes, avec 3000 mètres carrés de parc et jardins. Il ressemble à la
résidence Unzué de l'avenue Alvéar (à Buenos Aires). Une grande occasion
d'avoir une maison à Paris pour que les amis viennent s'amuser.(...) Je vis à
Paris mieux qu'un millionnaire, dans le meilleur quartier et dans un des plus
confortables appartements. Je reçois tous les jours les télégrammes de 'La
Nación' (un quotidien de Buenos Aires), et les journaux dès qu'ils
arrivent, car mon grand ami et admirateur Ortiz Echagüe à pour moi cette
attention qui est réservée uniquement aux personnalités. Ces jours prochains,
je chanterai devant la reine d'Espagne et ses filles, à la demande de la
duchesse de Salamanque et de Ortiz Echagüe. Voici mon adresse : 51
Rue Spontini,- París »
GARDEL n'exagérait pas, il vivait dans le
16ème arrondissement, le plus beau de Paris, quartier de la Porte Dauphine, et
dans un immeuble cossu de sept étages, construit sur une parcelle de 612 m²,
comprenant 20 appartements, un local d'activités, cave, parking, et 24 chambres
de bonnes de 195 m² de superficie totale.
Vues de l'immeuble au N°51 de la rue Spontini (actuellement siège de 14 entreprises)[8] |
"El Carretero", pour M. le Président
José Maria AGUILAR, guitariste de GARDEL, rapporte que le soir de son passage à l'Opéra, GARDEL reçut un billet contenant une requête du Président de la République :
« Un monsieur s'approcha de Carlos, avant qu'il ne parte chanter.
- Monsieur Carlos GARDEL ?...
Bien qu'il s'exprimait en espagnol, il était visible que le visiteur s'efforçait de se faire comprendre doutant de sa maîtrise de la langue. GARDEL, souriant comme toujours, lui répondit en français :
-A vos ordres, Monsieur.
…..................................
Ce visiteur était un secrétaire du Président de la République française, qui assistait au Bal, et qui faisait parvenir au chanteur argentin son souhait d'inclure parmi ses interprétations, 'El Carretero ' (Le charretier) d'Arturo De NAVA. GARDEL répondit qu'il le ferait avec un immense plaisir et ce fut sa première chanson de la soirée.
|
Gardel et Arturo de Nava (auteur de "El Carretero", 1930)
|
Pour sa part, GARDEL rapporta en ces termes cette soirée dans un reportage publié à Buenos Aires par « La Nación » le 30 juin 1929 [9] : « Une des soirées de bienfaisance les plus importantes, par sa signification artistique et sociale, où tout Paris assiste, depuis le Président de la République et le Président du Conseil, et qui a rapporté un million quatre cents mille francs, est celle qui a lieu comme chaque année à l'Opéra au bénéfice de l'oeuvre 'Les Lits Blancs'. Seuls en font partie les artistes les plus célèbres, ceux qui sont à l'affiche et obtiennent les plus grands succès du moment, car comme on le comprendra facilement, les artistes sont si nombreux, et la sélection doit être si réduite, qu'on choisit ceux qui bénéficient du plus grand attrait du public. Au dessus de la scène de l'Opéra, on dresse d'un bout à l'autre, un pont qui porte le qualificatif de 'Pont d'Argent , et sur lequel défilent les huit ou dix 'vedettes' de toute première classe qui prennent part à la soirée. Et bien ! une de ces toutes premières 'vedettes' de Paris, c'était moi, et bien que cela me gène de le dire, cela posa un gros problème pour la préparation du programme, car aucun artiste ne voulait passer après moi. Et quand je terminais mon tour, le Président de la République me demanda de chanter 'El Carrerito'[10] qu'il connaissait certainement au travers de mes disques.
Le mois suivant, il réitéra ses déclarations pour « La Revista
Social y Teatral » : « Voici
une autre idée de ce que fut mon passage à Paris – et je vous annonce, même si
ma modestie doit en souffrir, un détail
révélateur – A la fête de l’œuvre 'Le Lit Blanc', qui se déroula avec le
concours d'une vingtaine d'étoiles de premier ordre, mon intervention suscita
un tel état d'esprit sur les autres participants que beaucoup remirent en
question leur ordre de passage sur scène pour ne pas mettre en péril leur
notoriété.
Deux mois plus tard, il expliquera ainsi son triomphe : « le public écoute mes chansons sans
comprendre la langue. Il m'applaudit et m'ovationne. J'ai été la sensation de
la dernière saison artistique (…)
Beaucoup d'argentins y assistent, quasiment tous ceux qui habitent ou
qui sont de passage dans la Ville Lumière. Et ceux qui ne comprennent pas
l'espagnol, savent ce que je dis dans un tango parce que je l'interprète avec
du sentiment. Ils le ressentent parce qu'ils arrivent à le deviner à travers ma
voix. Je leur communique l'émotion que contient un tango portègne, parce que,
moi aussi, je suis un peu cette émotion du tango. Elle est née en moi, et je la
ressors au premier murmure rauque de tango des cordes des guitares. Et le
public parisien m'a appelé 'Roi' comme me le dit ici mon groupe d'amis[11]
Dans un autre reportage, « En lui demandant son opinion au
sujet des chansons qui ont été les plus appréciées dans les salles européennes,
GARDEL nous répond :
-Il y en a eu beaucoup, mais il n'y a pas de doute sur la préférence du
public pour 'Caminito', 'El Carretero' et 'Por el camino', des chansons qui
reflètent toutes ce sentimentalisme tant nôtre. En différentes occasions non
seulement j'ai été obligé de répéter ces chansons mais j'ai du les répéter
jusqu'à n'en plus pouvoir[12]
De son côté, le guitariste Guillermo BARBIERI déclara suite à la
demande : « Quels tangos 'criollos '[13]
sont devenus populaires pendant votre dernier séjour ?
-
'El Carretero', 'Manos brujas'
et la valse 'Ramona'. Et aussi mes tangos 'Barrio viejo' et 'Cruz de palo' avec
lesquels j'espère obtenir du succès ici, vu la grande sympathie avec laquelle
le public européen les a acceptés.
-
Laquelle de vos œuvres a obtenu
le plus grand succès en Europe ?
-
'Rosas de Otoño' avec des
paroles de mon vieil ami et compagnon José Rial[14]
Plus d'un an après le « Bal des Petits Lits Blancs », la
revue « Montmartre » publia un article élogieux de Paul Sandré
intitulé « Le souvenir de Gardel », dans lequel on mentionne « Il
n'existe pas un salon où l'on n'entend pas le typique 'El Carretero',
l'harmonieux 'Caminito' ou le nostalgique 'Prisionero'.
Les amants de la valse
sentimentale se sont pressés d'acquérir 'Nelly » ou même 'Ramona' que
personne n'a chanté mieux que Carlos Gardel.
Finalement nous signalerons
'Esta noche me emborracho', un des tangos les plus populaires grâce à son
interprétation si personnelle et si spirituelle »
Comme nous le voyons, la demande du Président de la République n'était
pas un fait isolé. Depuis le mois d'octobre de l'année précédente, « La
chanson 'El carretero' que GARDEL entonnait tous les jours à Paris lors de ses
passages sur scène, était devenue si populaire que les orchestres des cabarets
l'interprétaient, les gens la sifflaient dans la rue, et les employés la
fredonnaient sur leurs lieux de travail. Quand GARDEL entrait dans un cabaret,
l'orchestre entonnait immédiatement 'El Carretero', et le grand chanteur, en
s'inclinant, exprimait sa gratitude pour les applaudissements que tous lui
adressaient »[15].
Nous continuons avec les souvenirs de José Maria AGUILAR : « Lorsque
nous apparûmes sur 'Le Pont d'Argent', l'énorme foule qui remplissait la salle
éclata en applaudissements, en vivats pour l'Argentine, et en
exclamations : 'Les gauchos argentins ! Les gauchos
argentins !' Je dois avouer que nous n'étions pas vêtus en gauchos.
Nous portions des vêtements de paysans. Nous n'avions pas de chiripa[16],
pas plus que les habits caractéristiques de la tenue du gaucho. Nous portions
la bombacha[17], des bottes courtes,
une blouse et un foulard dans le dos. GARDEL se présenta tout de noir vêtu,
avec un foulard rouge, et nous, BARBIERI, RICARDO, et moi même, en gris avec un
foulard blanc....Le succès de GARDEL fut décisif, il dut bisser plusieurs
morceaux, car le public debout insistait pour qu'il continue à chanter.
Le journal « Comœdia » du 7 février 1929 publia une chronique détaillée de cette soirée que nous reproduisons ici (Document BNF-Paris)
On remarque que la presse ne cite pas les noms de Mistinguett, Maurice
Chevalier, Raimu, Lucien Boyer, Lis Coty ni Henri Garat, qui ont été fréquemment
mentionnés comme des participants de cette édition du « Bal des Petits Lits Blancs ».
Le programme de 'Bal', pas plus que la presse ne rapportèrent les
thèmes interprétés par GARDEL cette nuit là, mais les enregistrements réalisés
à Paris peuvent nous en donner une idée : dans une lettre envoyée à José
RAZZANO en décembre 1928, GARDEL avait écrit : « Mes ventes de
disques à Paris sont fantastiques. En trois mois, il s'en est vendu 70
000 ; ils sont paniqués et débordés ». Il est donc logique de
penser que son passage sur scène ait été propice à la promotion de ses disques[18]
et aussi que le public désirait écouter les chansons en vogue.
Par les témoignages recueillis lors d'autres représentations, nous
savons que son tour de chant commençait par une interprétation instrumentale
faite par les guitaristes RICARDO, BARBIERI et AGUILAR, qui avaient enregistré
à Paris : « Resignate, Hermano » (tango de Barbieri, Ricardo
et Rial), « 9 de Julio » (tango de J. Padula),
« A orillas del Sena » (tango d'auteur inconnu), « Re Fa
Si » (tango d' Enrique Delfino), « Trenzas negras » (tango
de José María Aguilar) « Tierra Hermana » (tango de Guillermo
Barbieri).
Ensuite, GARDEL apparaissait sur scène. Les chansons qu'il avait
enregistrées à Paris, - et qui certainement étaient les plus applaudies par le
public du théâtre « Fémina » et du cabaret « Florida » -
étaient : « Piedad » (tango de Percuocco et De Biasse -
Musique et Paroles), « Te aconsejo que me olvides » (tango de
Maffia et Curi), « Alma en Pena » (tango de Aieta et García
Jiménez), « Duelo Criollo » (tango de Juan Rezzano et
Bayardo), « Noviecita mía » (tango de Polito et Timarni),
« Fierro Chifle » (tango de De Pardo et Tagle Lara),
« El Carretero » (chanson de Arturo de Nava),
« Ramona » (valse de Mabel Wayne et Cadícamo),
« Cuando llora la milonga » (tango de Filiberto et « Luis
Mario »), « Traicionera » (tango de Ghirlanda et
« Garros Pé »), « Bandoneón arrabalero » (tango de
Deambroggio et Contursi), « Marioneta » (tango de
Guichandut et Tagini), « Rosa de Otoño » (valse de Barbieri et
Rial), « Cualquier cosa » (tango de Herminia et Juan Velich),
« Allá en la Ribera » (tango de Carlos Camba),
« Refucilos » (tango de Micaela et Rodolfo Sastre),
« Barra Querida » (tango de Sánchez et Vedani),
« Mentirosa » ( ou « La Mentirosa », tango de Aieta et
García Jiménez), « La Reina del Tango » (tango de Iriarte
et Cadícamo), « Lo han visto con otra » (tango de H. Pettorossi),
« Pobre Pato » (tango de Ghirlanda et Garros Pé), « No te
engañes, corazón » (tango de R. Sciamarella), « Tengo miedo »
(tango de Aguilar et Flores), « Patadura » (tango de López
Ares et Carrera Sotelo), « Aquel muchacho triste » (tango de
José de Grandis), « Medianoche » (tango de Tavarozzi et
Escariz Méndez), « Todavía hay otarios » (tango de M. Pizarro
et Behety), « Mano cruel » (tango de Mutarelli et Tagini),
« Farabute » (tango de Barreiro et Casciani), « Barrio
Viejo » (tango de Barbieri et Cárdenas), « La Muchacha del
Circo » (tango de Matos Rodríguez et M. Romero),
« Senda Florida » (tango de Rossi et Cárdenas), « Manos
Brujas » (fox-trot de José M. Aguilar), « Añoranzas » (valse
de José M. Aguilar), « Pobre mi gaucha » (cifra de Ambrosio
Río), « Nelly » (valse de Héctor et Luis Bates) et
« Paseo de Julio » (tango d' Emilio Fresedo).
Le 1er mars, GARDEL retourna aux studios d'enregistrement. En cette
occasion il enregistra les morceaux suivants, qu'il avait certainement étrennés
sur les scènes françaises, (et peut être aussi sur le Pont d'Argent), avant de
les graver sur disque. Il réenregistra « Allá en la Ribera »,
« Patadura » et « Trenzas Negras », et inclut de
nouveaux titres : « Se llama mujer » (tango de Barbieri et Rial - Musique et
Paroles) , « Malevaje » (tango de Filiberto - Discépolo),
« Aquel tapado de armiño » (tango de Delfino – Romero) , « Cruz de palo » (tango de
Barbieri - Cadícamo), « Como todas » (valse, musique de
Chiriff, paroles de Alonso et Trelles ), « Haragán » (tango de
Delfino - Romero), « A Contramano » (tango de Teisseire -
Caruso), « Por qué me das dique » (tango de Sciamarella - Alonso),
«Echando mala » (tango de Clausi - Brancatti),
« Estampilla » (tango de Delfino - Romero),
« Cachadora » (tango de Francisco Lomuto, « Pancho Laguna»),
« Seguí mi consejo » (tango de Merico - Trongé) y
« Primero yo » (tango de Rossi - Rial).
Les échos de cette soirée parvinrent à Buenos Aires où le quotidien
« La Razón » publia dans son édition du 16 février 1929 :
« Artistes argentins au « Bal des Petits lits
Blancs » de Paris. - Au début de ce mois, le 5 février a eu lieu à
Paris le déroulement de cette soirée. Une fête particulière parmi les
nombreuses de l'hiver parisien, autant pour son objectif final que par les
personnes qui y prêtent leur concours ou qui se pressent d'y assister. Elle est
pour l'artiste invité la pierre de touche pour sa popularité et son prestige
devant le public de cette capitale ..
La distinction est d'autant plus significative quand l'artiste est
étranger. Sur le pont d'argent dressé à cet effet à l'intérieur de la salle du
très sérieux Opéra, on ne présente que des artistes
dont les noms remplissent les salles des boulevards et les colonnes des
journaux à grand tirage. Le Président de la République, ses ministres et
des personnalités de tous bords de la vie française, ainsi que les femmes les
plus réputées des cercles sociaux et artistiques s'y rendent pour consacrer par
leurs applaudissements les 'stars' de tout les milieux qui sont présentées par
le populaire SAINT GRANIER qui fait office de speaker. Parmi ces artistes,
figure cette année le chanteur Carlos GARDEL accompagné par ses guitaristes et
le compositeur portègne Osvaldo FRESEDO avec son orchestre typique.
La revue « Crapouillot » affirme qu'après son passage
à l'Opéra, GARDEL se rendit en compagnie de Lucienne BOYER et Henri GARAT au
cabaret « Le Lapin Agile » de Montmartre où GARDEL chanta en
s'accompagnant d'une guitare que lui avait offerte Ricardo GÜIRALDES :
« Barra Querida », « Barrio reo », « Rosas de
Otoño », « Barrio viejo », « Alma in pena »,
« Duelo criollo », « Allá en la Ribera ». Cependant,
les documents présentés dans cet article montrent que ni Lucienne BOYER, ni
Henri GARAT ne passèrent sur le Pont d'Argent ce soir là, et que cet épisode
peut être rangé au rang des anecdotes sans fondement.
LA VALSE « RAMONA »
En plus de la
présentation du spectacle, SAINT
GRANIER interpréta la version en
français de " Ramona", une valse composée par Mabel WAYNE, pour le
film du même nom, sorti en Amérique en mars 1928.
On peut relever
que SAINT GRANIER fût de 1930 à 1932 le directeur de la Paramount pour la
France, au moment précis où GARDEL tournait des films aux studios Paramount de
SAINT MAURICE (et non de JOINVILLE comme on le cite souvent par erreur).
PAROLES FRANÇAISES
|
PAROLES ARGENTINES
|
Depuis le moment
Où je t'ai connue
Hélas follement
Je n'ai pas cessé
De penser à toi
Comme un insensé
Ramona, j'ai fait un rêve merveilleux
Ramona, nous étions partis tous les deux
Nous allions lentement
Loin de tous les regards jaloux
Et jamais deux amants
N'avaient connu de soir plus doux
Ramona, je pouvais alors me griser
De tes yeux, de ton parfum, de tes baisers
Et je donnerais tout pour revivre un jour
Ramona, ce rêve d'amour
Mais ce doux roman
N'était seulement qu'un rêve d'amant
Par ta cruauté
Tout autre a été
La réalité
|
Sueña muchacha con ese amor que en tu corazón se vino a ocultar... Sueña muchacha con el dolor que quiere asaltar tu belleza en flor. ¡Ramona!, si sientes en tu corazón las suaves caricias de una gran pasión, entorna tus ojos y entre tules deja flotar las rosas fragantes primaveras de tu ilusión. ¡Ramona!, tus labios sienten palpitar arpegios sublimes de un dulce besar... ¡Ramona!, teje la malla de tu suspirar, que es dulce, muy dulce, soñar... Sueña muchacha con ese amor que en tu corazón se vino a ocultar... Sueña muchacha con el dolor que quiere asaltar tu belleza en flor. ¡Ramona!, yo sé que un día has de lograr los sueños azules que hoy ves aletear... ¡Ramona! ¡Ah... Ramona! si pudiera yo, como tú, hacer de mis años gratos sueños de juventud... Es triste, la vida pasa y se va, como una caricia que se ve esfumar. ¡Ramona!, a la ventana de tu ensonación, Ramona... ¡tu príncipe irá! |
Carlos GARDEL
avait enregistré "Ramona" le 10 octobre 1928 à PARIS, avec des
paroles en espagnol d'Enrique CADÍCAMO,
sous le label ODEON et les références Ki
1856-1 et Ki 1856-2. Ces deux enregistrements de GARDEL sont antérieurs à la
version française de "Ramona". Dans un reportage publié par le
journal « El Plata » de Montevideo, GARDEL déclare : «
A Paris, j'ai enregistré quelques 72 disques. Pour vous en donner une idée, je
vous dirais que rien que de 'Ramona', 82000 disques se sont vendus » .
Il ajoute presque immédiatement que cette valse et 'El Carretero' sont sur le
même disque, fait qui s'explique par le succès que ces deux titres obtinrent à
Paris.
La revue
spectacle "Tout Paris", où
cette valse était interprétée, débuta le 21 octobre 1928 au "Casino de
Paris" et le disque en version
française fut gravé le 5 novembre 1928. Ceci montre que GARDEL avait anticipé
le succès de cette chanson, et que son répertoire ne se consacrait plus
exclusivement au Tango et à l'Argentine.
Sur le Pont
d'Argent, après le passage de GARDEL, il y eut comme points forts les peintres
VAN DONGEN et FOUJITA qui dessinèrent un tableau qui fut vendu aux enchères au
profit de l '"Œuvre des Petits Lits Blancs".
« La femme au chat », tableau de Van Dongen et Foujita exécuté pendant le Bal des Petits Lits Blancs. À droite: Les artistes |
PALACE ("La Rampe" 15-10-1928) CASINO DE PARIS ("La Rampe", 1-11-1928) |
Puis ce fut
l'orchestre de Jazz de Jack HYLTON, célèbre dans toute l'Europe, suivi de la
présentation de vedettes du cinéma français, et pour finir cette première
partie les prestations des grands music-hall parisiens : Le "Palace"
, avec le duo de danseurs Edmonde GUY et VAN DUREN, le "Casino de
Paris" avec SAINT GRANIER et JANE MARNAC, le "Moulin Rouge" avec
la troupe américaine des JACKSON'S GIRLS et pour finir les TILLERS GIRLS du
"Casino de Paris".
La deuxième
partie du spectacle, présentée par Léon BELIÈRES, consista en la présentation des régisseurs et
des artistes qui jouaient dans les principaux théâtres parisiens. Parmi cette
pléiade de vedettes on peut détacher les noms de Marie BELL, Gaby MORLAY,
Charles BOYER ou de Fernand GRAVEY qui feront par la suite une grande carrière
au théâtre comme au cinéma.
Dans son article du 7 février
1929, "L'Intransigeant" annonça avoir collecté 1 200 000 francs pour
l'"Œuvre des Petits Lits Blancs" et remercia tous les directeurs des
salles de spectacle qui envoyèrent leurs vedettes à cette soirée de
bienfaisance : Léon VOLTERRA, directeur du "Casino de Paris", le
directeur du "Moulin Rouge", Monsieur FOUCRET, les directeurs de
l'"Empire"et des "Nouveautés", Elie VOLTERRA, directeur d' "El
Garrón", où jouait l'orchestre d'Osvaldo FRESEDO et Paul SANTO, le
directeur du "Florida" où chantait Carlos GARDEL. Il y eut aussi des
dons comme celui de l'aviateur Dieudonné COSTE, auteur de la première traversée
sans escale de l'Atlantique Sud en 1927 et futur vainqueur de l'Atlantique Nord
dans le sens PARIS-NEW YORK (2 septembre 1930), qui fit un chèque de 1000
francs, tout comme Harry PILCER, malade, et qui ne put participer au spectacle.
La fête aurait
pu être gâchée par un incident dramatique qui se produisit quelques heures
après la fin de cette soirée. Un court-circuit fût à l'origine d'un gigantesque
incendie qui ravagea un dépôt de câbles électriques à SAINT OUEN, au nord de
PARIS, et qui provoqua une coupure de courant qui priva d'électricité 14 des 20
arrondissements parisiens durant toute la matinée du 6 février 1929.
Pour Carlos GARDEL , c'est par cette inoubliable soirée qu'il prenait provisoirement congé du public parisien. Le jour même du Bal des Petits Lits Blancs, la presse niçoise annonçait sa prochaine venue aux "Ambassadeurs"du Casino de CANNES. La Côte d'Azur dont le climat en hiver était plus clément était le lieu de rendez vous de nombreuses personnalités de la bourgeoisie, de la noblesse, des arts, de la finance et des têtes couronnées venues d'Europe et du monde entier. C'est à présent dans ce nouvel univers élitiste et cosmopolite que Carlos GARDEL allait montrer ses talents.
Extrait du journal "Le Petit Niçois" du mardi 5 février 1929.
|
L'article du journal niçois précisait :
"Les
Ambassadeurs du Casino Municipal de Cannes nous avaient, certes, habitués aux
découvertes de talents sensationnels. On ne peut cependant s'empêcher d'être
étonné et ravi lorsque l'on voit avec quelle certitude ils attirent les talents
nouveaux. Carlos Gardel que nous entendrons le vendredi 8 (s'il reste des
places car chacun veut avoir la primeur de ce spectacle) a dû être arraché au
public parisien qui, dès le premier soir, l'acclama. On ne sait, en effet, ce
que l'on doit le plus admirer en cet artiste, de la richesse de son timbre, de
son art parfait et subtil qui étreint l'auditeur, ou du charme étrange avec
lequel il détaille les mélodies populaires de son pays : l'Argentine... Et ce sera pour les Ambassadeurs de Cannes un
triomphe s'ajoutant à tant d'autres."
Le " Petit Niçois "précise que GARDEL
avait " dû être arraché au public parisien » et le quotidien
" COMOEDIA", dans ses éditions du 9 et 11 février 1929, l'annonçait encore au
cabaret « Florida » alors qu'il se produisait à CANNES. Du fait qu'il
n'ait pas fait de soirée d'adieu, ni informé la presse parisienne de son départ
sur la Côte d'Azur, on peut supposer que les faits se sont déroulés d'une manière inespérée. A son
retour dans la Ville Lumière et après avoir honoré ses engagements au théâtre
« Empire », GARDEL revint chanter au « Florida » pendant
presque un mois, probablement pour combler, d'un commun accord avec la
direction, le préjudice causé par cette interruption.
Annonce du train "Côte d'Azur rapide de nuit" |
Carlos GARDEL
pouvait profiter de l'attraction qu'exerçait la Côte d'Azur sur les élites
parisiennes par la mise en service à partir du 17 décembre 1928 du train
"Côte d'Azur Rapide de nuit" qui assurait une liaison quotidienne
entre PARIS et MENTON . En 1929 ce train de luxe avec wagon restaurant, lits
salons et cabines couchettes partait de PARIS à 19h25, roulait de nuit à grande
vitesse et arrivait à CANNES distante de 900 kilomètres le lendemain à 10h38.
Ce train venait en complément du
"Calais-Méditerranée", plus connu sous le nom mythique de
"Train bleu" qui n'assurait pas de liaison nocturne entre PARIS et la
Côte d'Azur du 15 novembre au 15 mars).
Il est fort
probable que Carlos GARDEL et ses musiciens aient utilisé ce train rapide pour
aller à CANNES, puis pour revenir à PARIS pour se produire le 22 février
1929 à l'"Empire" un des
grands music-hall de l'époque situé avenue de Wagram, près de l'Arc de Triomphe.
C'est donc
auréolé de ses succès parisiens au Théâtre Fémina, au cabaret Florida et enfin
à "l'Opéra de Paris" que Carlos GARDEL partait sur la Côte d'Azur
pour continuer sa triomphale tournée française.
Georges GALOPA - Ana
TURÓN
ANDOLSHEIM (France) AZUL
(Argentine)
Le 5 juin 2019
SOURCES CONSULTÉES :
JOURNAUX:
Comoedia – Paris, février 1929
Le Figaro – Paris, février 1929
L’Intransigeant – Paris, février 1929.
REVUES :
¡Aquí está ! – Buenos Aires, 1950
Club de Tango
N° 15 - 1995
LIVRES :
GARCÍA JIMÉNEZ, Francisco : « Vida de Carlos
Gardel contada por José Razzano ». Bs. As., Imprenta López, 1946
MORENA, Miguel Ángel. Historia Artística de Carlos
Gardel. Estudio Cronológico. Edición Definitiva. (Bs. As, Corregidor, 2008)
PELUSO, Hamlet – VISCONTI, Eduardo. Carlos Gardel y la
Prensa Mundial. Crónicas, comentarios y reportajes de su época. (Ed.
Corregidor, 1991)
PELUSO, Hamlet – VISCONTI, Eduardo. Carlos Gardel y la
Prensa después de su Muerte. (Ed. Corregidor, 2014)
ZALKO, Nardo. Un siècle de tango – Paris – Buenos
Aires. Éditions du félin (Paris, 1998)
SITES WEB :
[1] Léon
Bailby ayant quitté la présidence du journal « l' Intransigeant en 1932,
il n'y eut pas de 'Bal' en 1933, mais un 'Dîner des Petits Lits Blancs' aux "Ambassadeurs",
avenue Gabriel à Paris.
[2] Paquebot
"FRANCE " en 1962, casino de Beyrouth (Liban) en 1964 –
Principauté de Monaco en 1966.
[3] Fernand Joacoppozzi : cet
italien autodidacte originaire de Florence est le premier à avoir illuminé à
partir de 1925 les plus grands monuments de Paris. Avec lui, Paris est devenue
la "Ville Lumière".
[4] Journal "Le Figaro"
du 6 février 1929.
[5] Il s'agit de SAINT GRANIER qui
était le speaker de la première partie de
cette soirée
[6] En réalité Léon Bailby,
directeur du journal l'Intransigeant et organisateur du « Bal des Petits
Lits Blancs »
[7] Gardel évoque ses premières
tournées de 1913 dans la campagne argentine
[8] Actuellement cet édifice est le
siège des sociétés de gestion MEED, AGENCIA GROUPE - P.O. CONSEIL et CHAMS
FINANCE; des sociétés immobiliaires
DANGEARD ALAIN, SCI ROCHEFORT MONCEAU, SCI NANA et SCI
MONAL, LEAD HEURE (marchand d'art et
d'artisanat) , SYND.COPR. (Société de
Syndic et syndic de la copropriété) , CHEZ MR RENAUD SIRY (Spectacle vivant) –
ARTHEMA (Spectacle vivant) - – SOREMLIM
(Fond de placement) – ARTSTORMING (Foires, salons, congrès) - ELOUGA BENG ELLA
(Agence de communication) y la Entreprise d'Electricité Générale STAMM
PAULO.
[9] Gardel était arrivé à Buenos Aires le 17 de juin à 13.00h
[10] Tout indique qu'il doit s'agir
d'une erreur du journaliste et qu'il s'agissait de “El Carretero”
[11] Déclaration au journaliste Luis
Alberto Reilly publiée par « Mundo Argentino » le 11 septembre 1929
[12] Quotidien « Crítica »
du 17 juin 1929
[13] Criollo : qui reflète
l'Argentine profonde
[14] Revue 'El Tango de Moda' de Barcelone
du 14 décembre 1929.
[15] « Noticias Gráficas »,
du 27 octobre 1934 (reproduite par Miguel Àngel
Morena)
[16] Habit traditionnel des gauchos
argentins recouvrant les jambes.
[17] Pantalon bouffant en
toile plissée des paysans et gauchos
[18] Bien qu'en France les
disques enregistrés en Espagne et en Argentine, (qui appartenaient également au
label « Odéon »),étaient en vente, il va de soi que GARDEL enregistra
à Paris les thèmes les plus applaudis par le public lors de ses présentations
au théâtre « Fémina » et au cabaret « Florida ».